La « leçon des ténèbres » d’Olivier Py : La Dame de Pique à l’Opéra de Nice.
L’une des caractéristiques propres aux chefs-d’œuvre du répertoire tant théâtral que lyrique, c’est qu’au-delà de l’époque et du contexte sociétal qui a vu leur naissance, ils supportent des positionnements et des apports différents : c’est sans doute ce qui assure leur continuité dans le temps et donne à leurs metteurs en scène le difficile rôle de « passeur » d’un message qu’ils contribuent – lorsqu’ils sont doués !- à enrichir.
Disons-le d’emblée : Olivier Py, homme de théâtre d’une immense culture mais aussi grand connaisseur du répertoire lyrique, nous livre avec cette nouvelle production de la Dame de Pique de Piotr Illitch Tchaïkovsky, un opus qui fera probablement date dans ses réalisations et, dans tous les cas, dans la programmation de l’Opéra de Nice.
Pour pleinement apprécier l’hallucinante scénographie coordonnée par Olivier Py – qui retrouve, pour l’occasion, ses collaborateurs habituels Daniel Izzo (assistant et chorégraphe), Pierre-André Weitz (décor et costumes) et Bertrand Killy (lumières) – il faut immédiatement « oublier » la splendide nouvelle de Pouchkine (1833) comme s’était d’ailleurs employé à le faire Modeste Tchaïkovsky, le frère et librettiste du compositeur. En choisissant, en effet, de transposer l’action sous le règne de Catherine II, à la demande de son frère et du directeur des théâtres impériaux Vsevolojski, on sacrifiait certes au goût du public de l’époque (c’était déjà le cas dans le ballet La Belle au bois dormant, crée la même année 1890) et on rejoignait une esthétique rococo chère à un musicien citant à maintes reprises Mozart à l’acte II de sa partition mais, dans un souci de ménagement des effets dramatiques, on permettait aussi une détente contrastant avec la folie et l’univers très noir de l’intrigue !
Sans doute critiquable d’un strict point de vue littéraire, le livret de la Dame de Pique a l’immense mérite de permettre, par rapport à l’original pouchkinien, une richesse d’« entrées » et de lectures sous-tendues dont s’est magistralement saisi Olivier Py :
Le personnage d’Hermann, nullement amoureux de Lisa dans la nouvelle mais exploitant en cynique les sentiments de la jeune fille pour parvenir jusqu’à la comtesse, détentrice du secret des cartes, devient chez Tchaïkovsky cet officier pauvre et passionnément épris d’une fille de riches dont le milieu le sépare et dont, avant d’être obsédé par l’idée fixe des fameuses Tri karty, il cherche désespérément à se rapprocher.
De même, la Comtesse, dessinée par Pouchkine, avec beaucoup d’ironie, sous les traits réalistes et sarcastiques d’une vieille femme aigrie, devient, dans l’opéra, spectre shakespearien, image du « Fatum » (cette force inéluctable qui empêche finalement le Bonheur, si présente dans l’écriture de Tchaïkovsky) et de la Mort d’un Monde dont, tout au long des trois heures du spectacle, nous parle la lecture d’Olivier Py.
Enfin, c’est bien la ville de St Pétersbourg qui constitue, dans l’opéra, un personnage à part entière : loin des constructions baroques qui virent sa création, c’est bien plutôt vers une cité recouverte de moisissures et de poussières (comme celles qui seront balayées du minable théâtre où se donne, à l’acte II, la pastorale « La sincérité de la bergère »), aux palais délabrés et vermoulus (comme ce sera le cas des bâtiments de l’aire post-soviétique), que nous oriente le livret, situant en particulier la scène du suicide de Lisa sur les bords du canal d’Hiver.
La scénographie se saisit donc de ces quelques « entrées » (mais de bien d’autres encore, tant le propos ici est riche !) et donne à voir un spectacle fascinant, à la fois exigeant mais complètement didactique, qui ne trahit jamais l’œuvre, même dans certains de ses excès, tout en gardant à l’esprit la biographie d’un compositeur qui, à cette époque, est à la fois parvenu au sommet de la gloire et de la reconnaissance au sein du milieu très protégé de la haute bourgeoisie cosmopolite et francophile russe mais ne parvient pas à vivre sereinement son homosexualité (et, en particulier, sa relation avec son neveu Bob Davydov).
Le décor, impressionnant, représente sur deux niveaux une demeure cossue dont la façade gris-cendre et les carreaux cassés évoquent la splendeur d’autrefois. S’ouvrant sur des intérieurs dépouillés voire misérables (la réception chez le haut dignitaire à l’acte II) dans un opéra qui parle de fin-de-siècle, cette demeure ne trouve, à l’occasion, pour mobilier qu’un lit militaire, rappelant qu’Hermann est officier, un cercueil dans la scène de la mort de la comtesse ou encore un piano droit – de type instrument de répétition – soulignant au passage que Tchaïkovsky triomphe alors aussi dans l’univers du ballet. Dans certaines scènes-clés, le décor est intelligemment complété par un poétique cyclorama où courent les nuages d’un ciel chargé des angoisses de chacun, un crâne rappelant le goût pour Shakespeare du musicien (et du metteur en scène !), une lune blafarde s’élevant au-dessus de projections de bâtiments de type stalinien – lors de la pathétique dernière rencontre entre Lisa et Hermann – ou une immense roue scintillante symbolisant à la fois la maison de jeu de la scène finale et le mouvement perpétuel de l’existence, alors qu’une lampe blafarde se balance au-dessus du groupe des joueurs auquel, comme il se doit, est venu se mêler le spectre désabusé de la comtesse. Saisissant.
Si la Néva, si présente dans la partition, est absente de la mise en scène, la passion, pouvant être à la fois belle, licite, socialement acceptable ou, à l’inverse, laide, illicite, maudite est, elle, constamment présente chez Olivier Py jusque dans les excès obsessionnels du « penchant interdit » (le jeu ? le caractère « inverti », comme on disait au temps de Proust ?) qui domine l’âme d’Hermann, double tourmenté du compositeur et figure de l’autodestruction, dans un monde dégénéré pouvant s’adonner à des amours monstrueuses (jusqu’au plus haut niveau du pouvoir, comme le montrent, en une sorte de dérision, les ébats amoureux de la tsarine Catherine II avec des hommes-singes en tenue de grooms de palaces).
Le caractère sombre et désespéré de l’œuvre, cette « couleur d’agonie » dont parle si bien Dominique Fernandez, trouve en particulier son acmé dans l’interlude symphonique qui ouvre la scène de la chambre de la Comtesse, où les altos imposent un ostinato grave, comme un cœur qui bat trop vite, et où Hermann découvre dans la danseuse vêtue en cygne noir l’image de la Mort (Jackson Carroll, omni-présent double des obsessions d’Hermann et de Tchaïkovsky).
Si tout est ici condamné au néant, c’est bien pour mieux montrer que le sublime demeure grâce à la partition de cet opéra, qualifié par André Lischke dans son Guide de l’Opéra Russe de « sommet absolu de toute l’œuvre de Tchaïkovsky (…) par la richesse et l’homogénéité de ses diverses références ».
Il est évidemment impossible, dans le cadre de cet article, d’insister sur la fantaisie quasi-miraculeuse du musicien tout au long d’une partition réussissant la synthèse – parfois dans un même acte !- d’esthétiques néo-baroque, romantique et post-wagnérienne.
Si l’on a trouvé la direction de György G. Rath d’une trop grande lenteur au 1er acte, passant en particulier totalement à côté du duo fiévreux entre Hermann et Lisa, les choses s’améliorent nettement à partir de la « pastorale », ce singulier intermède pastichant Mozart mais se voulant surtout, dans cette production, allégorie de la situation dramatique et représentation des obsessions d’Hermann. C’est à partir de cette scène que le coup d’envoi vers la course à l’abîme est réellement donné et que la violence dramatique et sonore du propos se fait entendre, enfin, dans la direction d’un orchestre philharmonique au meilleur de lui-même par la précision de ses pupitres, si sollicités par Tchaïkovsky.
Le travail des chœurs des Opéras de Nice et Toulon, même dissimulés derrière des fenêtres, est également à saluer, spécifiquement dans les somptueux chants du service funèbre de la comtesse annonçant eux-mêmes ceux entonnés devant le cadavre d’Hermann. Mention spéciale pour le chœur d’enfants très sollicité au 1er acte, dans une scène où le compositeur regarde du côté de la « Garde montante » de Carmen.
L’homogénéité de la distribution réunie constitue ici un précieux atout : entrant totalement dans la lecture d’Olivier Py, chaque chanteur, très bien préparé par la pianiste et chef de chant Kira Parfeevets, interprète également son personnage, et cela quelque soit son importance dans la partition.
Familier du rôle qu’il a déjà interprété au Bolshoï, Oleg Dolgov bénéficie d’une voix sombre à l’aigu percutant qui se projette très bien dans la salle. L’acteur se révèle en particulier très convaincant dans son affrontement avec la comtesse (qu’il étrangle ici) où son horreur du corps de la Femme trouve à s’exprimer et dans une scène finale à la fois terrifiante et émouvante.
Le prince Yeletski du baryton roumain Serban Vasile nous gratifie d’un timbre attachant qui s’élève sans difficultés vers les cimes rayonnantes de son seul air, l’un des plus beaux composés par Tchaïkovsky pour la voix de baryton.
Davantage sur la réserve, le Tomsky d’Alexander Kasyanov (également Zlagator dans la « Pastorale ») est pourtant doté d’un matériau sonore considérable et d’une présence physique incontestable. On aimerait entendre plus longuement que dans la partie de Sourine Nika Guliashvili, basse à la couleur vocale très attractive. Incontestablement, la Lisa d’Elena Bezgodkova dispose de moyens considérables : voix homogène sur tout l’ambitus, jamais stridente dans la partie aigue souvent sollicitée ici, elle sait incarner une héroïne marquée elle aussi par le « Fatum », qui n’est plus que parente éloignée de la romantique Tatiana d’Eugène Onéguine.
La comtesse dans la Dame de Pique est souvent un rôle « payant » qui permet à l’interprète de montrer qu’elle est une bête de scène, même lorsque les moyens vocaux ne sont plus au rendez-vous : c’était le cas, sur cette même scène, en 1986, de l’illustre Martha Mödl dans la mise en scène de Petrika Ionesco. Avec Olivier Py, la comtesse est bien cette « Vénus moscovite » au sourire et au regard inquiétant, fumant le cigare, dont on peut encore ressentir la sensualité de jadis et à laquelle Marie-Ange Todorovitch prête ses talents de grande actrice mais aussi de chanteuse en totale possession de ses moyens. Au-delà, le phrasé impeccable donne à la romance de Grétry Je crains de lui parler la nuit tout son côté nostalgique, mais surtout crépusculaire, et cette dimension française ici magnifiée par l’art de prononcer les noms magiques du duc d’Orléans, de la Comtesse d’Estrades ou de la duchesse de Brancas : une très belle prise de rôle.
La gouvernante de Nona Javakhidze donne à ses quelques apparitions, dans cette production, une dimension énergique et sévère. Saluée d’un prix « révélation artiste lyrique » aux Victoires de la Musique Classique en 2018 la jeune mezzo-soprano Eva Zaïcik fait plus que chanter magnifiquement le superbe air de Pauline au 1er acte de l’ouvrage puis le duo de la « Pastorale » (Milovzor) : tout en cette belle interprète – qui, demain, pourra aller chercher dans d’autres répertoires que baroque ses futurs emplois- trahit déjà une forte présence scénique qu’Olivier Py a bien su exploiter.
Anne Calloni, dans le même esprit, a la voix de soprano lyrique qui convient pour le rôle « mozartien » de Prilepa (dont on soulignera qu’il est souvent confié, dans les enregistrements de studio de l’ouvrage, à la même interprète que Lisa) : certes bref, le personnage rencontre ici le goût du metteur en scène pour la pantomime et les films muets permettant ainsi à la chanteuse (également Masha dans ce spectacle) d’exprimer une facette d’interprète comique qui lui va comme un gant.
Coproduite avec les opéras de Toulon, Marseille et Avignon, où l’on pourra encore aller l’applaudir, on ressort de cette vertigineuse Dame de Pique avec la vision tenace, au moment où l’on écrit ces lignes, d’une grande fresque flamboyante et apocalyptique comme un roman de Dostoïevski, faisant véritablement de Piotr Illitch Tchaïkovsky, le premier compositeur russe…universel et moderne !
Hervé Casini
28 février 2020