En attirant quelque 10000 spectateurs pour les quatre représentations programmées les Soirées Lyriques de Sanxay font partie des méga événements lyriques en plein air de l’été (après Aix-en-Provence, Orange, bien sûr Mörbisch ou Vérone). Le site majestueux du théâtre gallo-romain permet de donner un relief exceptionnel aux ouvrages représentés. Depuis 23 saisons c’est tout le grand répertoire qui a été donné. Les chœurs et l’orchestre conséquents bénéficient de toutes les attentions ; les distributions n’ont rien à envier à celles des plus grands festivals. C’est un pur ravissement que de se retrouver un soir d’été dans un lieu aussi magique et inspirant.
Pour sa XXIVe édition Christophe Blugeon, son infatigable directeur, a choisi de programmer La Bohème de Puccini, clin d’œil à la date commémorative du compositeur mort en 1924, mais aussi attente renouvelée d’un chef d’œuvre absolu prisé du grand public. Steeve Reich parlait du répertoire comme de ce petit nombre d’ouvrages que les musiciens aiment jouer et le public réentendre. La Bohème est indiscutablement sur la liste.
La Bohème entre France et Italie
Quelques remarques sur l’ouvrage avant d’en venir à la production de Sanxay.
Deux ans après « le succès éblouissant » (Noël et Stoullig) de l’ouvrage en Italie (Turin, 1896) La Bohème tirée par Giacosa et Illica de diverses versions littéraires de Henry Murger devient en France La Vie de Bohème donnée en octobre 1898 à l’Opéra-Comique dans une traduction de Paul Ferrier (un des deux librettistes des Mousquetaires au couvent). Le changement de titre est intéressant. Il souligne le côté « tranche de vie » de la « comédie lyrique » (sic!). Le public français n’a pas toujours les repères pour comprendre ce qu’est le Vérisme italien, notamment musical (les éclats vocaux grossis des tutti d’orchestre ne sont d’ailleurs pas si nombreux dans la partition), mais il sait ce qu’ont apportés à la scène et à l’art le Réalisme et surtout le Naturalisme (Zola ayant collaboré avec le compositeur Alfred Bruneau).
L’intrigue est inscrite dans une époque située aux alentours des débuts de la Monarchie de Juillet. Debussy aurait dit à de Falla : « Je ne connais personne qui ait décrit le Paris de cette époque aussi bien que Puccini dans La Bohème. » Le décor parisien est maintes fois rappelé par un climat (on est plongé au café Momus, au passage de l’octroi…), mais aussi par toutes sortes de détails, y compris vestimentaires : béguin, manchon, houppelande… auxquels seront attentives les premières mises en scène de l’ouvrage, même si le réalisme est poétique (le petit matin de la Barrière d’Enfer). Les scènes à faire (la visite du propriétaire, Alcindoro expulsé de la terrasse) sont mi-réalistes, mi-comiques. Les phrases musicales sont poétisées et la complexité des structures musicales éloignent du réel. C’est progressivement que l’histoire d’amour éclipsera le pittoresque du décor.
Pourtant deux thèmes ne peuvent complètement disparaître : la pauvreté (même esthétisée à l’acte IV) et la maladie de Mimi. Présente dans le texte, cette dernière est aussi dans les didascalies externes. La toux n’est inscrite ni dans les mots ni dans les notes (que faire de la toux – celle des chanteurs s’entend – à l’opéra?). La maladie est pourtant à l’origine des traits les plus violents de l’ouvrage. À l’acte III Rodolphe rompt parce que, dit-il, il ne peut prendre en charge la santé de son amante à l’article de la mort (rêve-t-il pour Mimi d’un protecteur ?) Le cérémonial de la fin de vie est un moment émouvant de l’ouvrage. Une forme de gaieté inhérente à la quotidienneté existe aussi. C’est bien le mélange d’Éros et Thanatos, de l’humour et de l’émotion qui fait tout le prix de La Bohème.
La scénographie et la mise en scène d’Andrea Tocchio
La scénographie d’Andrea Tocchio s’appuie sur une conception du décor devenue rare de nos jours. Le vaste plateau tournant permet de faire apparaître en dur les lieux emblématiques de l’opéra, inspirés de gravures, estampes et fusains d’époque. Ce refus de dépayser l’ouvrage comble le public souvent déconcerté par des relectures qui lui paraissent loin d’être toujours justifiées. De plus ces dernières ne semblent pas adaptées au plein air et à un spectacle que sous-tendent le souffle populaire et le monde de la ruralité (avec sa dimension de savoir-faire). Ce classicisme ne semble d’ailleurs pas antinomique de l’invention, de la poésie et du raffinement. La mise en scène à proprement parler d’Andrea Tocchio, elle aussi saluée, sait faire exister les atmosphères. On se gèle dans une mansarde ou dans le petit matin de la Barrière d’Enfer ; on se bouscule au café Momus au Quartier Latin… L’embarras de Marcello face à Rodolfo à l’acte III, la pudeur des jeunes gens devant la mort plongent dans les affects d’une jeunesse réduite aux illusions sur son avenir. Aucun ascenseur social : on est aussi démuni à l’acte IV qu’au début de la pièce !
Ce réalisme emprunte aussi les voies de la stylisation et de la théâtralité. Plusieurs scènes sont quasiment chorégraphiées, comme la comédie sociale autour de Benoît le propriétaire, celle sentimentale avec la recherche calculée de la clef, les danses de l’acte IV, ou encore le tableau final de l’opéra évoquant une peinture presque christique. La fresque de l’acte II est tout aussi maîtrisée en termes de théâtre : aucun statisme, on passe d’une table à l’autre et les plans transgressifs de Marcello permettent, renouvelant les jeux de scène convenus, de venir à bout d’Alcindoro. Cette mise en scène atteint son but grâce aux superbes costumes de Jérôme Bourdin et aux lumières qui font ressentir l’univers réaliste et impressionniste de l’opéra. Cette proposition a conquis le public qui n’a pu s’empêcher de rire à plusieurs reprises.
Une distribution de rêve
Déjà applaudi à Sanxay dans Rigoletto et La Traviata, Stefan Pop revient incarner un Rodolfo riche de présence et d’éclat vocal. Chez lui sur les plus grandes scènes internationales (Covent Garden, Staatsoper de Berlin ou l’Opéra Bastille où il sera Pinkerton à la rentrée), Stefan Pop se fait d’abord applaudir dans son air de l’acte I ; les accents, le timbre, le style sont au sommet de leur expressivité dans les ensembles de l’acte III (dévoilant le désordre amoureux des situations) ou dans les réminiscences nostalgiques de l’acte IV. À la voix chaleureuse s’ajoute pour ne faire qu’un avec elle l’engagement passionné de l’acteur.
Mikhaïl Timoshenko, lui aussi familier des plus grandes maisons d’opéra (son Marcello est acclamé à Covent Garden comme le sont ses diverses participations dans des ouvrages rares), est le Marcello idéal. Son personnage respire la jeunesse et la fougue sans céder plus qu’il ne faut aux affres d’un passé déjà douloureux. Le timbre est lumineux, ductile, la ligne de chant s’harmonisant à merveille avec les enjeux du théâtre.
Adriana Gonzalez triomphe elle aussi dans le rôle de Mimi. Le timbre plein, le raffinement des sons, la voix longue, les couleurs tracent le profil vocal de ce qui fait l’étoffe des grandes héroïnes de Puccini. La lorette va céder la place à la femme déchirée de l’acte III comme à l’amante sublime de la fin.
Musetta est distribuée à la magnifique Charlotte Bonnet. Puccini pensait à donner le rôle à une interprète venue du café-concert, ce qui supposait des qualités de charisme et d’abattage dont n’est nullement dépourvue Charlotte Bonnet totalement impliquée sur scène. Son interventionnisme à l’acte III, les nuances apportées au rôle au IV imposent définitivement un personnage racé. La voix pour servir cette proposition est un métal sans faille, puissante, rayonnante et fruitée.
On regrettera que Puccini n’ait pas écrit comme il l’avait là encore envisagé d’air pour Schaunard quand l’interprète est de la qualité du baryton Alin Munteanu dont la voix mordante défend parfaitement sa place dans la conversation en musique comme dans les traits d’humour marqueurs du rôle.
Adrien Mathonat (Colline) est applaudi dans son arioso de la houppelande, prolongeant l’éloquence qu’il étend à la totalité du rôle.
Olivier Grand fait de l’excellent théâtre chanté dans Benoît et Alcindoro, tandis qu’Alfred Bironien surgit en un Parpignol coloré, phrases percutantes incluses.
Orchestre et chœur
Ils sont un des plus des Soirées Lyriques de Sanxay. L’orchestre (70 musiciens, plus la fanfare sur scène) est dirigé cette année par le chef allemand Moritz Gnann. Il fait entendre les grandes phrases mélodiques de Puccini sans jamais tomber dans le pathos, le rythme de la conversation, tout comme la touche vériste, sans jamais couvrir les voix, attentif à la scène avec laquelle un équilibre parfait est obtenu.
Le chœur performant sous la direction de Stefano Visconti apporte à l’acte II son ampleur et sa musicalité, celui des enfants (préparé par Christophe Blugeon) son énergie réjouissante.
Cette production de La Bohème qui fut un grand succès restera comme le spectacle d’une édition festivalière de référence !
Didier Roumilhac
10 août 2024
Direction musicale : Moritz Gnann
Mise en scène, décors et lumières : Andrea Tocchio
Costumes : Jérôme Bourdin
Chef de chœur : Stefano Visconti
Direction artistique : Christophe Blugeon
Distribution :
Mimi : Adriana Gonzalez
Rodolfo : Stefan Pop
Marcello : Mikhaïl Timoshenko
Musetta : Charlotte Bonnet
Colline : Adrien Mathonat
Schaunard : Alin Munteanu
Benoît / Alcindoro : Olivier Grand
Parpignol : Alfred Bironien
Chœur et orchestre des Soirées Lyriques de Sanxay