« J’ai seul la clé de cette parade sauvage » (Rimbaud)
Etrange place dans l’œuvre de Gustav Mahler que cette Septième Symphonie en mi mineur, qui a toujours été boudée au concert, un peu à l’étroit entre l’implacable Sixième et la lumineuse et massive Huitième. Pourtant, et l’exécution brillante de cette soirée exceptionnelle ne pourra que renforcer ce jugement, cette partition, créée à Prague en 1908 sous la baguette du compositeur en personne, est peut-être son chef-d’œuvre, indéniablement la symphonie la plus aboutie, la plus dense et la plus moderne de toutes, partant, la plus déconcertante. Force est de constater l’évidente excellence technique et la virtuosité parfaite de l’Orchestre de la Radiodiffusion bavaroise, dirigé ce soir par un Daniel Harding stupéfiant d’engagement et d’intelligence. Poème de la nuit en cinq actes, célébrée par Schönberg, fasciné par ses étranges harmonies et sa tonalité flottante, la Septième Symphonie est connue pour son caractère énigmatique, oscillant entre pathos, ironie et grincements macabres, autant de clichés souvent plaqués sur l’œuvre de Mahler. Las : il convient de réviser ce jugement hâtif à la lumière de la vision joyeuse et fourmillant d’idées proposée par Daniel Harding.
Un premier mouvement suite de la tragique Sixième Le chef anglais impose dès les premiers accords une direction nerveuse, tendue, sans concession. Les derniers souffles du finale terrifiant de la Sixième Symphonie se font entendre. Dans son parcours initiatique, le héros n’est pas enterré, il est essoufflé, presque renversé, mais bel et bien vivant. La marche alpestre reprend alors son cours, dans une dynamique futuriste qui anticipe sur la sculpture L’Homme en mouvement (Forme uniche della continuità nello spazio en italien) d’Umberto Boccioni (1913). Déjà passent quelques échos lointains d’une dérisoire valse viennoise. Des accents péremptoires, révélant une continuité entre toutes les symphonies, font entendre les échos de la cavalerie de l’enfance de Mahler, ces marches militaires qui se perdent dans le lointain et donnent le ton résolument autobiographique de l’œuvre, comme dans la Titan1. Soudain, des pianissimi instaurent un climat nocturne ravélien avant l’heure, des frôlements fantomatiques dans les herbes, un grand moment de poésie, mené par des harpes séraphiques. Harding donne le ton : toutes les subtilités de la partition sont révélées, l’orchestre semblant capable de répondre à toutes les demandes, c’est la perfection technique, doublée d’une vraie vision et d’une volonté de plus en plus picturale : de fait, la fin du mouvement prend de l’altitude et nous donne à voir des paysages dolomitiques qui défilent, dans une ambiance quintessenciée dont Strauss se souviendra dans sa Symphonie alpestre, cet air limpide estival sentant le foin de la plaine, au-dessus des contingences de l’existence.
Une Nachtmusik goyesque Le deuxième mouvement est souvent perçu comme une sorte de traduction picturale de la Ronde de nuit de Rembrandt, exposée à deux pas de la salle du Concertgebouw, mais Harding s’éloigne des attentes en proposant une lecture plus pastorale, dans la continuité des moments poétiques du précédent mouvement : quelque chose se trame, des frôlements dans les herbes, d’un indicible sarcasme, valse de petits squelettes, dans une évocation davantage goyesque qui avec un art subtil de la miniature naturaliste, des réminiscences nostalgiques des souvenirs des forêts de la Bohême natale de Mahler. D’ailleurs, les cloches de vache sont discrètes (en coulisses, on les entend à peine) et c’est plutôt l’ambiance vaguement railleuse des caricatures de Goya qui viennent à l’esprit, ces vestiges dérisoires d’une aristocratie délétère qui valsera bientôt sur le désastre. C’est passionnant, riche, contrasté.
Un Scherzo cubiste Le troisième mouvement déploie des charmes vénéneux et cubistes, des à-coups abstraits, des stridences insidieuses, dans une ambiance de valse macabre, décrite comme la transposition musicale des squelettes peints sur les panneaux du pont de Lucerne. Mais une fois de plus, Harding va à rebours des attentes et les hautbois réveillent des mélopées anciennes et des berceuses, Mahler enterrant ici son enfance avec le romantisme dont Apollinaire pourrait être le parfait équivalent poétique, « soleil cou coupé »2, crépusculaire. Par collages d’époques musicales différentes, soigneusement révélées par Harding, c’est tout le paysage mental de Mahler qui défile, on sent qu’il se débat avec le passé, à travers des résurrections autant personnelles que musicales. Le docteur Freud n’est pas très loin… Voici un mouvement de loin déconcertant et psychanalytique.
La seconde Nachtmusik, Arlequin et Colombine, Gustav et Alma Le violon entame alors une miniature napolitaine, un Arlequin qui fait sa cour à une Colombine malicieuse et distante. Harding exécute ce mouvement sans complaisance ni sentimentalisme, donnant à entendre un moment de délicieuse ironie, plus conforme à ce que l’auditeur peut connaître. Guitare, mandoline et hautbois (la voix du cœur !) dialoguent en parfaite harmonie, les timbres se confondent et se superposent sans rupture, à l’unisson, tandis que les contrebasses font défiler des couleurs plus sombres dans cet acte galant. Tout se termine dans des pianissimi célestes.
Un finale échevelé, dionysiaque et jubilatoire Comment décrire ce contraste détonnant, cette cavalcade décrite maintes fois comme une espèce de parodie des Meistersinger (Les Maîtres chanteurs de Wagner) ? Le chef prend une fois de plus le contrepied de cette lecture distanciée et ironique pour nous donner à entendre – enfin ! – une vision plus au premier degré, un défoulement jubilatoire, donnant tout son sens à l’esthétique du collage qui inspirera plus tard Ives : tout est ici joie souriante et communicative, même si la mélancolie se terre encore dans les mâles accents des contrebasses ou les ricanements des bassons. C’est bel et bien vers la lumière que nous mène le chef, avec un orchestre virtuose et ivre de célérité dionysiaque, des cuivres superlatifs, annonçant le triomphe du début de la Huitième Symphonie. On se prend alors à remarquer davantage les citations de Mozart (entre L’Enlèvement au sérail et les Douze Variations pour piano qui citent l’air de Weckerlin « Ah ! vous dirais-je, maman »). Une formule de Rimbaud, qui fit florès, nous revient en mémoire : « abracadabrantesque » mouvement, tohu-bohu de foire, enterrement avec fleurs et couronnes de la musique autrichienne (même La Veuve joyeuse traverse la partition !), c’est un délire de sons, une course jubilatoire à laquelle nous invitent Harding et ses musiciens, une cacophonie harmonieuse, des percussions déchaînées, chaque pupitre s’en donnant à cœur joie, jusqu’aux cloches finales qui semblent marquer une victoire de Mahler sur ses ombres, loin, très loin de l’image morbide parfois rattachée à ce compositeur. Quand résonnent les derniers accords, j’entends des rires dans le public et de larges sourires illuminent le visage de tous, c’est un triomphe et une longue standing ovation méritée pour cette soirée. On l’aura compris : assister à un tel concert, dans l’une des plus belles salles du monde – le Concertgebouw, idéal pour restituer avec bonheur la polyphonie chatoyante de cette œuvre – avec l’un des plus grands orchestres du monde, et un chef mahlérien singulier fut un rare privilège.
Philippe Rosset
26 mai 2023
1 Surnom de la Symphonie n°1 en ré majeur de Gustav Mahler
2 Dernier vers du poème « Zone » tiré du recueil Alcools (Apollinaire, 1913)
Le Concergebouw vient juste d’annoncer les dates du Festival Mahler qui se tiendra du 9 au 18 mai. Evénement à retrouver sur notre site : http://www.resonances-lyriques.org/fr/evenements-detail/evenements/1352-du-9-au-18-mai-2025-le-royal-concertgebouw-accueillera-le-troisieme-festival-mahler-de-son-histoire.cfm
http://www.resonances-lyriques.org/fr/evenements-detail/evenements/1352-du-9-au-18-mai-2025-le-royal-concertgebouw-accueillera-le-troisieme-festival-mahler-de-son-histoire.cfm
