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IOLANTA / OPÉRA NATIONAL DE BORDEAUX / STÉPHANE BRAUNSCHWEIG / PIERRE DUMOUSSAUD

IOLANTA / OPÉRA NATIONAL DE BORDEAUX / STÉPHANE BRAUNSCHWEIG / PIERRE DUMOUSSAUD

mercredi 12 novembre 2025

©Eric Bouloumie

Après les brillantes représentations de la comédie musicale Company de Stephen Sondheim, l’Opéra de Bordeaux poursuit sa saison lyrique avec King Arthur de Purcell et Iolanta de Tchaïkovski (1840-1894). Iolanta (1892) a subi le sort des autres opéras du compositeur en n’apparaissant dans les feux de l’actualité que dans les années 1970. L’œuvre de Tchaïkovski s’est propagée en Europe et plus particulièrement en France par vagues. Ce sont d’abord le symphonique et le ballet qui ont bénéficié du renom, bien avant le répertoire lyrique décalé par rapport aux dates de création en Russie. Eugène Onéguine créé en 1879 est donné seulement en 1895 à Nice en version française (Méline). Paris attendra 1911 pour la version originale, avant que l’Opéra-Comique ne le monte en 1955. Il se passe à peu près la même chose pour la Dame de pique (1890, Saint-Pétersbourg) qui est produite en 1911 à Paris au théâtre Sarah Bernhardt, avant Bruxelles en 1931 en traduction et la reprise à Strasbourg en 1957 (A. Michel). Les ouvrages moins connus, Mazeppa et la Pucelle d’Orléans, attendront les bons soins de la Radio, la Pucelle en 1976 et Mazeppa en 1978.

Iolanta a connu un traitement comparable avec une première en 1974 à la Radio. Pourtant l’ouvrage avait pu pu percer plus vite dans plusieurs pays européens et la France n’a pu que constater que l’intérêt que lui portaient les chefs d’orchestre et les metteurs en scène, encore récemment Peter Sellars en 2012 à Madrid.

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©Eric Bouloumie

Survol de l’œuvre

L’ouvrage dont le livret est du propre frère du compositeur, Modest Tchaïkovski, est tiré d’une pièce de théâtre de Henrik Hertz, la Fille du roi René (1845). Iolanta qui répond à une commande contraste avec ce qu’a fait jusque là le compositeur. Il y a d’abord la brièveté de l’opéra, un seul acte, et l’atmosphère de conte, de fable, que sa source a permis de construire. Qu’on en juge.

Au XVe siècle dans une Provence largement fantasmée, Iolanta qui a perdu la vue après sa naissance est séquestrée par son père, le roi René (surnommé « le bon roi René »), dans un lieu paradisiaque mais où son entourage est contraint de ne pas lui révéler en quoi consiste son infirmité. Alors qu’elle doit se marier, son père, pourtant attaché à ne rien changer, se décide à contacter un médecin maure, Ibn-Hakia, qui n’anticipe sur une guérison qui si Iolanta prend conscience de sa cécité. Entre temps se présentent son fiancé Robert, duc de Bourgogne, décidé à résilier sa promesse de mariage, et un ami le Comte Godefroy de Vaudémont qui s’éprend de Iolanta. Ce dernier lui révèle l’existence de la lumière. Le roi, prétextant la mort promise à l’amant si la guérison n’intervient pas, provoque chez sa fille le choc émotionnel qui lui rend la vue. Iolanta pourra épouser Vaudémont, rendant ainsi sa liberté à Robert qui peut convoler avec sa maîtresse.

Dans la pièce seulement quatre personnages sont actifs : Iolanta, notamment lorsqu’elle conscientise sa cécité, son père qui revient sur son désir de laisser sa fille dans l’ignorance, le médecin, Ibn-Hakia, qui met en rapport l’esprit et la chair, et Vaudémont qui fait découvrir à celle qu’il aime l’existence du monde extérieur. Le médecin maure qui intercède sur la guérison développe des idées ésotériques et scientifiques ; jointes à la religiosité du roi René, elles constitue un pôle œcuménique dans l’opéra.

La dramaturgie est à fois originale (pas d’opposant) et binaire (on passe de l’ombre à la lumière), mais sans systématisme. Aveugle sans en avoir conscience dans la première partie de l’opéra, Iolanta vit comme dans un rêve éveillé, entourée de ses servantes, sous la coupe de son père dont d’ailleurs elle ignore le titre de roi. Seulement l’approcher implique de braver l’interdit et expose à la mort. Elle finit par plonger dans le sommeil qui constitue la seconde frontière avec le réel.

La délivrance elle aussi se fera par étapes. Le contact physique avec Vaudémont, une conscientisation de son infirmité d’abord inaboutie, le sentiment religieux palliant le manque, ne céderont que devant le souci et le soin de l’autre qui consiste ne pas accepter que celui dont elle s’éprend puisse mourir à cause d’elle. L’accès à la lumière suivi d’un chant de grâce est alors possible.

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©Eric Bouloumie

La mise en scène de Stéphane Braunschweig

Le metteur en scène Stéphane Braunschweig ne cherche pas à dépayser Iolanta (d’ailleurs peut-on dépayser un conte ?). Il va dans le sens de ce qu’ont voulu Tchaïkovski et son frère comme librettiste pour le sublimer. La scénographie (du metteur en scène lui-même) est la seule limite matérielle à la proposition de transposition, à laquelle s’ajoutent le travail très créatif sur les éclairages (signés de Marion Hewlett) et sur les costumes de Thibault  Vancraenenbroeck.

Le lieu où Iolanta est enfermée ressemble une vaste cellule aux teintes monochromes, comme d’ailleurs les costumes, baignée dans une lumière froide, aux portes de laquelle s’arrête le monde extérieur. L’endroit paradisiaque fait pour protéger la jeune aveugle est en réalité une prison. Hormis la harpe vite remisée, les fleurs qui s’y alignent relèvent de l’artifice. C’est la salle de spectacle qui sert d’entrée aux étrangers dans cet univers abstrait. En fonction de l’intrigue des écrans translucides structurent l’espace, permettant au lit de symboliser la place surnaturelle du sommeil ; déplacé en fond de scène, il marque la limite de la vie recluse et son inversion quand Vaudémont s’en approche et fait basculer l’action sur un autre plan plus spirituel et émotif (on pense à la Belle au bois dormant).

Le lieu censé protéger Iolanta est interdit d’accès comme le rappelle les projections d’écriteaux d’injonction. L’extérieur est représenté par l’arrivée de Robert et Vaudémont, le premier mobilisant l’armée elle aussi extra-territorialisée à la fin de l’ouvrage. Ce décor en restant le même change de fonction lorsque le roi apprend que sa fille a été informée de sa cécité.

La partition tourne autour d’un pivot qui permet, dans de substantiels préparatifs, d’inscrire l’action dans des airs de Iolanta, mais aussi successivement du roi, du médecin, de Robert et de Vaudémont ; celui du roi René (« Gospod’ moï esli grechen ia », un quasi tube!) est chanté en surimpression du portrait de sa fille, soulignant la surprotection et l’identification. Après le duo Iolanta / Vaudémont déclencheur d’un tournant dans l’histoire, c’est une conversation en musique qui prend le relai avant le finale en forme de chant d’action de grâce. Aux ariosos séparés succède l’effervescence des scènes collectives ; leur traduction musicale est l’ensemble, notamment sous la forme d’un long octuor. Paradoxalement la confusion s’installe ; mais le metteur en scène sait conduire le spectateur vers le miracle de la vue recouvrée génératrice du happy end. La lumière en contre-jour s’accompagne alors de celle qui éblouit la salle.

Le metteur en scène Stéphane Braunschweig, familier du théâtre russe, sait retrouver le climat du conte, ses ambiguïtés, en le rendant lisible pour le public d’aujourd’hui. Cette traversée de l’existence, de l’aveuglement à la lumière, du manque à la réconciliation avec le monde, trouve sa traduction dans un spectacle élégant, épuré, trans-historique (de la mode « troubadour » aux raffinements « fin de siècle »), maniant le langage du corps, tout en laissant transparaître les âmes.

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©Eric Bouloumie

Une superbe distribution et un orchestre éloquent

Iolanta est un des premiers grands rôles de la soprano Claire Antoine sur une scène d’opéra. La réussite est totale, à voir comment la jeune artiste habite et chante le rôle. Ce sont d’abord les notes élégiaques du premier arioso, la variété des inflexions et des couleurs mise dans les différents moments du duo : du dramatisme dans l’épisode de la rose aux accents plus poitrinés dans la compensation de la religion, enfin le jeu et la conversation en musique dans l’octuor.

Dans le rôle de Vaudémont le ténor Julien Henric poursuit sur sa lancée d’interprète entré dans le monde des grands : Laërte au festival de Salzbourg, Carmen à Shanghaï, Nabucco à Turin… La rêverie éthérée de la romance ne transige pas sur la richesse du timbre ; la conviction de l’argument dans le duo permet le maniement des couleurs, le charme italianisant de la voix, l’insolence de l’aigu ; la carrure vocale à l’émission large et naturelle va de pair avec une incarnation totale d’un personnage tout en nuances.

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©Eric Bouloumie

Le roi René d’Ain Anger, familier des rôles wagnériens, est impressionnant de présence et de vocalité. Dans son arioso la voix est brillante sur l’ensemble des registres, ce qui permet une émission déliée et impactante.

Ariunbaatar Ganbaatar que nous avions chroniqué dans le rôle plus long de Nabucco (après une Force du destin à Orange) interprète ici un personnage moins central, mais qu’il sait mettre en valeur au sein de la distribution ; la puissance et l’ampleur de la déclamation colle aux valeurs du message porté par le médecin maure, prophète d’espoir.

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©Eric Bouloumie

Abel Zamora, dont le répertoire va de la musique ancienne au répertoire contemporain, dans le rôle de Robert a recueilli une belle part de succès dans son arioso chanté avec des notes ardentes et enlevées et une clarté démonstrative du timbre ; le personnage est inventif à souhait.

Ugo Rebec écume un grand nombre de rôles, des premiers plans, mais aussi des rôles plus secondaires, mais qui font l’honneur des grandes distributions ; son Bertrand est parfait du point de vue du style et de l’incarnation.

Lauriane Tregan-Marcuz a été remarquée dans Martha où elle met son riche mezzo fait pour Wagner au service d’un rôle qui peut-être n’en demande pas tant ; mais pourquoi se plaindre ?

Excellentes dans les deux amies de Iolanta sont les deux prestations de la soprano Franciana Nogues, auréolée de distinctions notamment dans le chant baroque, très musicale, et Astrid Dupuis, mezzo cuivrée, remarquée dans les premiers plans de labopéra comme dans Métella de la Vie parisienne.

Le Chœur de l’Opéra de Bordeaux était une nouvelle fois à son niveau le plus haut et l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine fait entendre comme jamais sous la brillante direction de Pierre Dumoussaud tout ce que renferme la partition pas évidente du compositeur : les couleurs wagnériennes, le dramatisme, la richesse harmonique, la complexité du tissu mélodique comme le langage du théâtre.

La représentation a été littéralement acclamée.

Didier Roumilhac
12 novembre 2025

Direction musicale : Pierre Dumoussaud
Mise en scène et scénographie : Stéphane Brauschweig
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Marion Hewlett

Iolanta : Claire Antoine
René : Ain Anger
Vaudémont : Julien Henric
Robert : Vladislav Chizhov
Ibn-Hakia : Ariunbaatar Ganbaatar
Alméric : Abel Zamora
Bertrand : Ugo Rabec
Martha : Lauriane Tregan-Marcuz
Brigitte : Franciana Nogues
Laura : Astrid Dupuis

Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux (chef des chœurs : Salvatore Caputo)

Cette production a fait l’objet d’une captation et diffusion en direct sur la plateforme OPERAVISION le vendredi 14 novembre à 20h. Elle restera disponible en streaming pendant 6 mois: https://operavision.eu/fr/performance/iolanta-0

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