Comment est née l’idée d’adapter la correspondance entre Jules Raimu et Marcel Pagnol ?
Au départ, Pierre Tré-Hardy a eu l’idée d’adapter les correspondances de Raimu et Pagnol pour Michel Galabru et Philippe Caubère, dans une version de Jules et Marcel faite pour la lecture, car Galabru, déjà âgé, ne pouvait plus se déplacer avec aisance sur scène. Ensuite, Frédéric Achard (Raimu) et Christian Guérin (Marcel Pagnol) ont fait une reprise en 2015, mise en scène par Nicolas Pagnol, dans une forme encore très sobre : deux tables, beaucoup de lecture, quelques échanges. Notre nouveau projet avait pour but de le théâtraliser davantage, avec plusieurs axes de travail en gardant l’idée de départ de Tré-Hardy très intéressante car la richesse des lettres des protagonistes, parfois dignes de textes littéraires, révèle une part méconnue de leurs vies qu’on a beaucoup de gourmandise à partager.
Quelles ont été les principales sources utilisées ?
Nous avons apporté quelques ajustements à l’adaptation originale : on a un peu déplacé ou retiré des lettres, peut-être ajouté un ou deux éléments issus de la mémoire des écrits de Pagnol. Mais surtout, beaucoup développé le rôle du narrateur (que je joue), qui ne constituait à l’origine qu’un lien entre les échanges. On en a fait un véritable personnage, témoin de toutes les situations, qui restitue l’action et invite le spectateur à partager ce plaisir soir après soir.
La mise en scène, au départ très figée, est devenue plus théâtrale, presque cinématographique. Je crois beaucoup à l’idée qu’il faut un cadre pour se sentir libre. On a donc construit un dispositif léger, avec des éléments de décor polyvalents : le réverbère devient téléphone, le bureau devient loge ou table de restaurant, le bar devient bibliothèque… J’aime cette approche «permaculturelle» adaptée au spectacle vivant où chaque chose sert au moins deux fois.
Comme au cinéma, on donne une image, un cadre, et il appartient au spectateur d’imaginer ce qu’il y a autour. Une table, un son de fond, et voici un restaurant plein ; une loge, et on imagine tout un théâtre. Au théâtre aussi on cherche cette magie, avec parfois peu de moyens mais un imaginaire ouvert : un théâtre pauvre pour un imaginaire riche !
J’ai eu la chance d’avoir la confiance de la compagnie Biagini, de Christian Guérin et Frédéric Achard. On avait envisagé une mise en scène collective mais, en l’état de mes nombreuses propositions, ils ont trouvé cohérent de me confier la direction. Je m’en réjouis et, nourri de leurs remarques, j’ai pu construire un ensemble cohérent.
Avez-vous modernisé certains aspects ou avez-vous cherché à rester fidèle à l’époque?
Je pense que nous avons eu plaisir à naviguer dans cette époque. Le XXe siècle me fascine, et la période que traversent Pagnol et Raimu, en dépit d’une relative brièveté – Raimu meurt assez tôt – se révèle très intense, marquée notamment par la Seconde Guerre mondiale qui constitue une vraie fracture. J’ai cherché à contextualiser au maximum. Si on m’avait laissé faire, j’aurais sans doute approfondi encore, mais il faut savoir ce qu’on raconte : en l’occurrence l’histoire de Pagnol et Raimu, la force de leur lien, la puissance de leur amitié.
Certains sujets m’intéressaient beaucoup, comme la place de l’artiste en temps de guerre, leurs positionnements pendant l’Occupation, ou encore la relation entre Giono et Pagnol. Mais, a vrai dire, ce n’était pas le propos de la pièce.
En revanche, je crois que la forme elle-même porte une certaine modernité. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’un théâtre purement réaliste ou traditionnel. Ici, on suggère, on évoque. Léonard de Vinci disait : « La simplicité est la sophistication suprême. » Pareille phrase me parle tout particulièrement . Plus je vieillis, plus s’accroît ma sensibilité à la poésie, à la danse, à des émotions qui naissent d’un assemblage de couleurs, de quelques mots ou d’un corps en mouvement.
Il y a du réalisme dans nos images, mais il s’avère microscopique : dans une pastille visuelle comme un restaurant ou une loge, on glisse quelques détails concrets, mais tout le reste participe de la suggestion. Et cette part d’évocation, cette approche poétique par le visuel, me semble une forme de fidélité… moderne.
Vous êtes à la fois metteur en scène, comédien et musicien. Quand vous montez un spectacle, laquelle de ces facettes prend le dessus ?
Je crois que je suis un être humain curieux. J’aimerais savoir tout faire et pouvoir, selon les projets ou les moments, ouvrir telle ou telle lame de mon couteau suisse. Au fur et à mesure du temps qui passe j’ai davantage envie d’assumer mes propres projets. Etre longtemps comédien pour les projets des autres apporte un apparent confort, mais parfois frustrant, dans la mesure où n’ayant pas le final cut, je ne peux pas décider de la direction artistique jusqu’au bout.
Avec Ay Carmela, que j’ai montée avec ma compagnie Les Funambules et dans laquelle je joue aux côtés d’une amie comédienne Caroline Fay, j’ai découvert la complexité – et la richesse – de porter un projet de bout en bout. Être uniquement comédien, peut paraître plus simple, mais en réalité l’exaltation est moindre en ce qui me concerne que d’avoir la responsabilité artistique d’un spectacle.
Aujourd’hui, j’aime pouvoir assumer mes choix, les porter, les défendre jusqu’au bout. Rien ne prend vraiment le dessus : l’idéal, est que tout coexiste. Je mets tout ce que je suis, toutes mes compétences au service du projet.
On compare souvent un metteur en scène à un un chef d’orchestre, à un architecte. Quelle est selon vous, la part la plus méconnue de votre métier ?
Incontestablement l’humain. Oui, bien sûr, on peut comparer le metteur en scène à un architecte : il pense la scénographie, la lumière, les costumes, l’ambiance sonore, la place des comédiens, le rapport au public, au texte… Mais ce qui fait le théâtre, c’est qu’il y a de l’humain à l’intérieur.
Terzieff en parlait très bien en qualifiant le théâtre « d’expérience vécue collectivement, une seule fois ». Chaque soir, un groupe unique se réunit pour partager un objet artistique qui ne se rejouera jamais à l’identique. On est collectivement responsables du sens qu’on donne à cette soirée-là. Et je crois que cette part d’humanité, parfois sous-estimée, rejaillit forcément sur le projet artistique lui-même.
J’ai déjà vécu des aventures avec des gens peu bienveillants, et je ne pense pas que cela puisse produire un théâtre profond ou vibrant. Ce que j’aime dans Jules et Marcel, c’est que nous sommes partis sur l’idée d’un projet collectif. Même s’il y a eu des désaccords, il n’y a jamais eu de désamour. On voulait tout signer ensemble, se sentir égaux sur les choix de coupes, de textes ajoutés. Finalement, ils m’ont fait confiance, mais je suis toujours revenu vers eux pour valider les décisions. Chacun peut reconnaître une part de lui dans le spectacle, comme s’il l’avait monté lui-même.
Pour moi, le nœud le plus important, c’est l’écoute. La bienveillance. L’attention portée à chacun, du comédien au technicien. Tous ont une place, tous doivent pouvoir donner leur avis. Cela ne veut pas dire que je vais tout valider, mais je veux entendre, puis faire des choix, pour construire un ensemble cohérent.
Et au-delà de tout ça, il y a cette magie du théâtre dont parle Peter Brook dans L’Espace vide : comment transformer un espace vide en lieu vibrant d’humanité, de sens, de rire, d’émotion… en se concentrant sur l’essentiel : la relation entre l’acteur et le spectateur.
Propos recueillis par Cécile Day-Beaubié