Pour réussir une soirée d’opéra avec rien moins qu’Il Trovatore (Le Trouvère) à l’affiche, il faut, au-delà d’un quatuor vocal d’exception, une flamboyance dans l’orchestre, apanage d’un véritable maestro concertatore e di canto : avec Michele Spotti, le compte y est et, de ce point de vue, ce Trouvère nous aura comblés !
On ne le sait que trop bien : Il Trovatore n’est pas, dans la production verdienne de la maturité, l’opéra qui se préoccupe le plus de cohérence et de psychologie des personnages ! Le pari du metteur en scène et de son scénographe consiste donc, ici, à mettre en relief des images fortes, à la façon d’enluminures médiévales, et à ne rien mettre en travers d’une avancée musicale absolument irrésistible dans l’écriture du « cygne de Busseto ».
On ne peut donc que rendre grâce à Louis Désiré et à son scénographe Diégo Méndez-Casariego – signataire également de costumes sobres mais parfaitement stylisés – de nous donner à voir, à partir d’un minimalisme bienvenu, une succession de tableaux à la dominante crépusculaire qui, grâce à la succession de panneaux coulissants, donne son tempo à l’évolution du drame et qui pourra, soudain, être impactée par la présence du bleu du drapé de Leonora ou, surtout, par le rouge brasier du voile omni-présent d’Azucena. De même, on aurait tort d’oublier le beau travail sur les contrastes des lumières préparées par Patrick Méeüs, particulièrement mis en évidence par la vision frappante, en fond de scène, d’un champ de roseaux incandescent.
Parmi les idées originales de cette co-production avec l’Opéra de Saint-Etienne, on est frappé, lors de l’introduction, par la scène muette entre Manrico et De Luna qui, vêtus et coiffés à l’identique, semblent troublés par leur similitude physique. De même, le récit de Ferrando sur la destinée des fils de la famille De Luna (« Di due figli vivea, padre beato, il buon conte di Luna ») est illustré, de façon assez suggestive, par une pantomime faisant émerger des poches du long manteau du capitaine de la Garde aragonaise ces personnages que l’on ne connaît qu’à travers cet air et qui sont à l’origine d’évènements capitaux pour la compréhension de ce qui va suivre…
De ce récit inquiétant jusqu’à la révélation finale par la gitane Azucena, l’énergie électrisante qui émane de la direction d’orchestre de Michele Spotti emporte tout sur son passage, pour notre plus grand bonheur d’écoute ! A titre personnel, nous avons rarement entendu en fosse une direction du Trouvère « avançant » avec autant de flamboyance, ne laissant la place à aucun temps mort, maîtrisant la science d’accelerandi qui savent alterner avec des ralentissements bienvenus sur les reprises des cabalettes, pour s’inscrire, finalement, dans le projet du compositeur qui, avec cet ouvrage, voulait faire une œuvre d’une seule pièce ! Ce qui manque d’incarnation psychologique dans les personnages du livret de ce drame noir, ce sont les couleurs de l’orchestre de l’Opéra, particulièrement attentif à la moindre intention de son maestro attitré, qui l’apportent.
D’une soirée au cours de laquelle, grâce au chef d’orchestre, la tension ne retombera jamais, on retiendra plus particulièrement les scènes d’ensemble – avec les gitans, les nonnes, les soldats – rendues irrésistibles, à la fois, par la préparation prodiguée par Florent Mayet et par le travail de recherche d’une couleur commune entre les forces musicales et chorales, voulu par le maestro. Quant au IVème acte, il est, dans sa totalité, anthologique du point de vue orchestral, mêlant superbement aux contrastes crépusculaires de la partition, un chœur et des solistes particulièrement engagés, galvanisés par une direction d’orchestre qui devrait nous réserver encore, la saison prochaine, quelques fort belles soirées.
Dans le plateau vocal réuni pour ce dernier spectacle de la saison, les interventions de Marc Larcher en Ruiz et de Laurence Janot en Inez permettent d’entendre les lignes de chant d’authentiques artistes sachant ce que chanter Verdi veut dire. Du Ferrando de Patrick Bolleire, on retiendra l’autorité vocale évidente malgré une émission gutturale, selon nous hors de propos dans un emploi nécessitant un legato bel cantiste.
Nous suivons avec intérêt le parcours de Serban Vasile depuis sa magnifique incarnation du prince Eletski, dans la coproduction de La Dame de Pique sur plusieurs scènes régionales. Entendu dans quelques -uns des rôles « obligatoires » de son répertoire (Marcello, Germont…), le baryton roumain compose ici un comte de Luna de grande école : maîtrisant le phrasé verdien, comme on peut s’en apercevoir dès son récitatif d’entrée « Tace la notte ! », c’est avec sa romance « Il balen del suo sorriso » superbement ciselée et irisée d’aigus périlleux parfaitement amenés (en particulier sur le mot « la tempesta »…), puis dans un duo du IV électrisant, avec une Leonora en pleine possession de ses moyens, que cet artiste attachant achève de convaincre quant à son adéquation aux emplois de baryton-Verdi.
Dans le cas du Manrico du ténor Teodor Ilincai, on se retrouve, par contre, bien éloigné de la ligne de chant attendue pour un emploi où tout, loin s’en faut, n’est pas que question de muscle vocal ni que projection de décibels ! Si ce Manrico – déjà entendu, ici même, il y a plusieurs années, en Don Carlo puis en Romeo, – dispose toujours de moyens vocaux importants, la vaillance, ici, est souvent vaine si elle n’est pas soutenue par une élégance racée, malheureusement absente de ce chant brut et aux couleurs bien absentes (dans « Mal reggendo » et, surtout, « Ah si ben mio »). En cela, qu’importe si la cabalette « Di quella pira » est fièrement attaquée puis clôturée par un aigu triomphal emportant l’applaudimètre – que ce soit un contre-ut, de toute façon non écrit, importe peu -, si l’on n’y entend pas la succession de trilles – pourtant figurant, elles, dans la partition ! – ni les phrases avec le chœur, sur « madre infelice » ?
Très grande prestation, en revanche, que celle d’Aude Extrémo qui trouve en Azucena l’un de ses meilleurs emplois. Dès un « Stride la vampa ! » mettant en valeur les couleurs moirées du médium puis, plus encore, dans un « Condotta ell’era in ceppi » soulignant les extrêmes des registres grave et aigu, on est bluffé par une totale adéquation scénique et vocale à l’un des personnages parmi les plus « payants » du répertoire auprès du public ! Et quel bonheur d’écoute dans la manière d’énoncer, au dernier acte, ces mots glaçants « Troveranno un cadavere muto, gelido, anzi uno scheletro ! » sans que jamais, pour faire de l’effet, la voix ne se réfugie dans des sons gutturaux. Une prestation qui fera date et une mezzo-soprano authentiquement verdienne.
Grande voix lyrique à l’opulence et à l’agilité toute désignée pour la Leonora du Trouvère, la soprano Angélique Boudeville – dont une annonce avant le lever de rideau avait pu laisser croire à une indisposition fâcheuse – convainc très vite. Grâce à un canto di grazia sachant se faire élégiaque dans ses deux airs « Tacea la notte placida » et « D’amor sull’ali rosee », puis virtuose dans des cabalettes où les reprises ne sont pas oblitérées (« Tu vedrai ») et, enfin, éloquent dans un Miserere au bas-médium de belle facture, on gardera longtemps dans l’oreille, une fois la représentation terminée, cette Leonora au chant maîtrisé et prenant tous les risques. Une prestation de haute volée et un rôle que l’on espère retrouver dans l’agenda verdien de cette belle artiste.
Triomphe au rideau final pour tous les interprètes et pour la direction du maestro qui aura permis de constater que le mélodrame lyrique le plus populaire du répertoire est également un opéra de chef !
Hervé Casini
3 juin 2025
Direction : Michele Spotti
Assistant direction musicale : Giorgio D’Alonzo
Mise en scène : Louis Désiré
Assistant mise en scène : Cyrille Cosson
Décors et costumes : Diégo Méndez-Casariego
Lumières : Patrick Méeüs
Assistante lumières : Nolwenn Annic
Leonora : Angélique Boudeville
Azucena : Aude Extrémo
Inez : Laurence Janot
Manrico : Teodor Ilincăi
Le comte de Luna : Șerban Vasile
Ferrando : Patrick Bolleire
Ruiz : Marc Larcher
Le messager : Arnaud Hervé
Un vieux gitan : Norbert Dol
Orchestre et chœurs de l’opéra de Marseille,
Chef des chœurs : Florent Mayet
Le programme
Il Trovatore
Opéra en trois actes créé au Teatro Apollo, Rome, le 19 janvier 1853.
Musique : Giuseppe Verdi (1813-1901)
Livret : Salvatore Cammarano (1801-1852) et Leone Emanuele Bardare (1819-1874) d’après le drame espagnol El Trovador d’Antonio García Gutiérrez (1813-1884)