L’Opéra de Monte-Carlo a donc importé Il Barbiere di Siviglia une production du Festival de Pentecôte de Salzbourg(1) dont Cécilia Bartoli est la directrice depuis 2012.
L’action se déroule dans un bâtiment Art Déco (intérieur et extérieur) doté d’une sorte de salle de répétitions doublée d’un studio de projection de films où les personnages ne cessent de se croiser. Au préalable, et au cours de la célèbre ouverture(2), un hommage est rendu au cinéma muet en noir et blanc des années 1920/1930 avec Cécilia Bartoli en star mythique de rôles tels que Cléopâtre, Jeanne d’Arc, une nonne, une femme pirate etc. qui s’apprête à tourner Once upon a time in Sevilla. Pendant cette projection, l’Orchestre des musiciens du Prince-Monaco scintille sous la direction enthousiaste de Gianluca Capuano. On retrouve à la mise en scène le ténor Rolando Villazón qui avait, voici quelques mois, proposé lors de l’ouverture de l’Opéra de Nice une Sonnambula de Bellini à la fois poétique et originale(3).
Ici pour l’œuvre de Rossini, dans sa mise en scène complètement « déjantée », les personnages des films projetés, sortent de l’écran et débarquent sur le plateau. S’y mêlent les figurants des westerns comme ceux des péplums romains en un joyeux capharnaüm. Le rythme est étourdissant et échevelé. Au tout début ce sont des mariachis mexicains qui vont donner l’aubade sous le balcon de Rosina (emprisonnée dans une grande cage pour oiseaux) tandis qu’Almaviva arrive revêtu en Zorro faisant virevolter avec maestria sa cape. Rolando Villazón s’attache tout au long de l’ouvrage à multiplier les gags, ne laissant aucun répit ni temps mort et impulsant à l’œuvre de Rossini une vitesse vertigineuse qui répond à son esprit de « bulles de champagne ». En outre des motifs malicieux sont introduits dans les récitatifs (quelques notes de chansons italiennes ou de musique de films, par exemple du Parrain de Nino Rota, émergent du piano de l’orchestre)
Difficile de trouver des mots qui soient suffisamment élogieux pour qualifier la distribution exceptionnelle réunie pour la circonstance dans laquelle étincellent avec éclat quelques-unes des sommités internationales de l’art lyrique. A commencer par la directrice de l’Opéra de Monte-Carlo Cécilia Bartoli dont chacun connaît l’éblouissante carrière. On ne peut s’empêcher de songer qu’en mars 1989, déjà auréolée à seulement 23 ans d’un statut de diva, elle interprétait en principauté Rosina dans la mise en scène d’un autre ténor (Luigi Alva) aux côtés de Patrick Raftery en Figaro et de Gabriel Bacquier en Bartolo. Cas rarissime dans l’histoire de l’art lyrique, elle a conservé tous ses moyens vocaux, une virtuosité inouïe, une musicalité hors pair, une maîtrise du souffle et des coloratures consommée qui peuvent lui permettre de rayonner dans ce rôle où elle apporte toujours, outre ses qualités de comédienne, une énergie qui force l’admiration, un investissement particulièrement réjouissant et une bonne humeur communicative. Edgardo Rocha est un spécialiste des œuvres du bel canto. On l’avait apprécié à Nice dans Elvino dE La Sonnambula. Il s’inscrit dans la tradition de ces ténors légers qualifiés de « di grazia » dotés d’une agilité dans le phrasé comme dans les ornements dans la lignée d’un Juan-Diego Florez. A la fois élégant dans le jeu comme dans la voix, il assure avec une avantageuse prestance son personnage de grand seigneur sous l’apparence d’un étudiant et termine l’ouvrage sans éluder le périlleux « Cessa di piu resistere » repris ensuite en duo avec Cécilia Bartoli.
On reste émerveillé du Figaro de Nicola Alaimo, déjà applaudi in loco dans Il Turco in Italia du même Rossini. Décidément cet artiste est capable, tel un caméléon, de passer avec une aisance stupéfiante d’un emploi à l’autre. Certes, Figaro comme Don Geronio du Turco in Italia, rôles « bouffes » par excellence, exigent une vis comica étourdissante et il y est souverain tant vocalement que théâtralement (avec une tonitruante entrée en trottinette !). Et quel art consommé de la diction ici mis en valeur comme dans son Falstaff qu’il fait triompher dans toutes les capitales lyriques de la Scala de Milan au Metropolitan Opéra de New-York en passant par la Fenice de Venise ! Il imprime à son prodigieux Figaro un débit vocal d’une vitesse endiablée sans autant sacrifier la moindre syllabe. Mais il sait par ailleurs traduire avec véhémence les élans vocaux passionnés des héros épiques tels que Guillaume Tell ou encore le Comte de Luna dE Il Trovatore en tragédien aussi accompli que fascinant à l’instar de son bouleversant Rigoletto à l’Opéra de Marseille. Au demeurant au cours du concert lyrique, qui a eu lieu au lendemain de cette représentation du Barbiere di Siviglia, il démontra avec des moyens vocaux inouïs (ampleur et aigus à l’appui) quel stupéfiant Nabucco il peut être, entouré par le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo.
Ildar Abdrazakov qui sur cette même scène marqua les esprits en un majestueux Boris Godounov(4) est l’une des basses qui s’inscrit au firmament des étoiles lyriques. Le metteur en scène fait de son Basilio impressionnant en quelque sorte l’homologue de Nosferatu incarné par Bela Lugosi, le célèbre vampire qui hanta les écrans du cinéma muet avec des mains tortueuses prolongées de griffes acérées. Bien entendu, il s’en donne à cœur joie dans l’air célèbre de « La calunnia » ovationné à juste titre par le public.
Avec son immense métier Alessandro Corbelli dessine un Bartolo de haute volée chez lequel tout correspond trait pour trait à ce tuteur jaloux qui se fait berner par une bien « inutile précaution ». Son air « A un dottor della mia sorte » est un modèle de technique en soi.
Rebeca Olvera offre avec une voix de soprano lyrique léger la couleur qui sied pour équilibrer celle de mezzo-soprano de Rosina(5). Cette interprète déjà entendue dans Le Comte Ory aux côtés de Cécilia Bartoli, nous offre une Berta pétulante qui exécute un brillant numéro de music-hall pour son air « Il vecchietto cerca moglie » avec chapeau haut de forme et canne. Les seconds rôles sont parfaitement tenus et le chœur comme à l’accoutumée remarquable.
ll convient évidemment d’ajouter l’étonnante prestation d’Arturo Brachetti en projectionniste-accessoiriste factotum et fil rouge de cette production mais aussi mime, acrobate et jongleur, en permanence sur le plateau. Ce stupéfiant artiste qui s’est produit sur toutes les scènes du monde en déployant d’incroyables dons de transformiste, se métamorphose en la circonstance en une sorte de « clown lunaire » doublé de valet de comédie….On se réjouit à la pensée de le voir revenir à Monte-Carlo pour un show qu’il ne faudra manquer à aucun prix !
Ce Barbier monégasque scéniquement époustouflant, musicalement électrisant et vocalement somptueux demeurera, à n’en pas douter, gravé dans les mémoires.
Christian Jarniat
20 avril 2023
(1) Les représentations au Festival de Salzbourg ont eu lieu en juin 2022
(2) Rossini l’utilisera à trois reprises, notamment dans Aureliano in Palmira (1813) et Elisabetta Regina d’Inghilterra (1815)
(3) Voir article en chronique « Opéra » de « Résonances Lyriques » du 4 novembre 2022
(4) Voir article en chronique « Opéra » de « Résonances Lyriques » du 29 avril 2021
(5) On a été habitué dans la version française à entendre en Rosine une soprano coloratura (ce qui n’était pas le vœu initial du compositeur) néanmoins dans ce cas Berta était logiquement confiée à une mezzo-soprano