Depuis 2007 Liberi Cantori, s’est attachée à promouvoir le chant classique dans les répertoires d’opéra, d’opérette ou de musique sacrée ayant pour cadre convivial l’Holy Trinity Church à Cannes. Depuis la venue de Guy Bonfiglio dont on connait la carrière d’interprète ainsi que les talents de metteur en scène, le processus s’est développé et a évolué car ce sont désormais dans leur intégralité des œuvres lyriques du répertoire en version scénique qui sont présentées en ces lieux.
Nous avons eu l’occasion de relater dans nos colonnes la production de Tosca (déjà avec le trio Cécilia Arbel, Luca Lombardo et Jean-Christophe Brun) puis La Vie Parisienne d’Offenbach. En ce mois d’avril Liberi Cantori proposait I Pagliacci l’un des fleurons du vérisme italien de Ruggero Leoncavallo. Comme Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni, cet opéra a pour point commun un drame de la jalousie se déroulant dans un village d’Italie lors du passage de comédiens ambulants dirigés par Canio lequel a recueilli Nedda – beaucoup plus jeune que lui – et dont il a fait l’une des artistes de la troupe. Cette dernière insatisfaite de son mariage avec Canio, rêve de liberté et tombe amoureuse de Silvio un villageois avec lequel elle envisage de s’enfuir. Ayant appris qu’il est trompé, Canio, au cours de la représentation du soir, poignarde Nedda en plein spectacle avant de tuer son amant qui s’était interposé pour la sauver.
Ce qui pourrait n’être qu’un fait divers est demeuré un chef-d’œuvre du vérisme grâce au livret efficace du compositeur. La musique de Leoncavallo traduit à merveille ce drame aussi bref que violent. On ne peut s’empêcher en assistant à cet opéra de penser, en raison de son climat, à sa « traduction » au cinéma dans la vague du néo-réalisme italien. C’est ce qui a inspiré Guy Bonfiglio qui n’a pas manqué de penser à certaines similitudes avec le film La Strada de Federico Fellini, l’un des grands chefs-d’œuvre du cinéma international où Anthony Quinn interprète Zampano, un forain briseur de chaînes, se produisant sur les places des villages qui recueille une jeune fille quelque peu simple (Gelsomina, magnifiquement interprétée par Giulietta Masina). Parmi ces similitudes, on y trouve une rixe au cours de laquelle un funambule – qui témoignait quelque intérêt à Gelsomina – meurt sous les coups de Zampano et où la jeune femme elle-même quitte la vie. Film noir sur la désespérance des petites gens dans la grisaille de la pauvreté itinérante.
Comme déjà pour Tosca et La Vie Parisienne, Guy Bonfiglio double l’action de l’opéra par une projection qui vient, en quelque sorte, apporter un contrepoint à l’histoire interprétée sur scène par les chanteurs par ailleurs excellents comédiens. La direction d’acteurs précise de Guy Bonfiglio n’y est pas pour rien.
Très pertinemment, ce dernier fait allusion à un cirque imaginaire Zampani, dans lequel trois amis se connaissent depuis l’enfance : on les voit grandir, devenir adultes et déambuler le long des routes avec leur chapiteau. Il y a là également la présence d’une femme. L’un des frères Zampani qui s’illustrait au trapèze volant tombe un soir et demeure handicapé. Une discorde s’est au demeurant ouverte entre les trois amis d’origine, et l’élément féminin n’y est pas étranger.
Le montage cinématographique s’est fait avec le concours de Jean-Charles Mourey qui incarne également Beppe. Celui-ci grand spécialiste de l’informatique a pu avec un processus d’intelligence artificielle, créer à partir d’images fixes et de photos – recueillies par le metteur en scène – animer celles du film (évidement en noir et blanc ou en sépia). De surcroît, grâce à des moyens techniques sophistiqués, il a pu transformer les visages des chanteurs au moment où le drame se déroule, en les rajeunissant considérablement pour raconter – comme dans un prologue – les péripéties de leur enfance et de leur jeunesse.
En sus, Guy Bonfiglio rajoute sur scène un personnage, sorte de gavroche au féminin, qui porte le nom de Gelsomina (jouée par l’expressive Victoria Dupuy). Celle-ci est en outre sourde et muette, et donc ne peut faire état des confidences qu’exprime tout haut Nedda qui l’a prise en amitié.
L’opéra n’exige que peu d’accessoires pour être parfaitement crédible grâce à la mise en scène, qui se déroule pour partie au milieu des travées des spectateurs constituant ainsi également le public de la pièce.
Comme on le sait, l’opéra est composé de deux actes différents. Au cours du premier il s’agit de la vie de la troupe lorsqu’elle arrive au village pour préparer la représentation du soir et c’est dans cette partie que se situe le duo d’amour entre Nedda et son amant Silvio. Canio, sur les instigations de Tonio, acquiert ainsi furtivement la preuve de leur liaison.
L’acte 2 est un exemple éloquent du « théâtre dans le théâtre », chacun des comédiens représentant l’un des personnages de la Comedia dell’Arte : Paillasse, Colombine ou Arlequin. A la fin de l’acte 1, Canio interprète l’air emblématique « Vesti la giubba » (« Me grimer »), lorsqu’il se prépare à entrer sur scène tout en étant torturé par la jalousie. Le miroir devant lequel il se maquille lui renvoie l’image déformée de son visage en proie aux spasmes de la douleur.
Après une brillante carrière internationale qui lui a permis d’aborder nombre de rôles importants, Luca Lombardo (qui fut, dans ce même lieu, Mario Cavaradossi) démontre une fois de plus qu’il dispose encore des moyens requis pour s’illustrer dans pareil emploi, la voix ayant été bâtie sur une très solide technique. En outre, le comédien est toujours parfaitement crédible (et l’on ne peut s’empêcher de penser à ses multiples Don José de Carmen de Bizet l’un de ses rôles emblématiques l’ayant conduit jusqu’à la vaste enceinte du Stade de France en septembre 2023).
Sa partenaire Cécilia Arbel dispose d’un séduisant physique qui rend, en tous points, attirant le personnage de Nedda à laquelle elle confère la sensualité requise. La voix de la soprano a évolué vers une tessiture lyrique qui lui permet d’aborder désormais des rôles comme ceux de Tosca ou de Nedda dont elle possède la couleur et la tessiture1.
Et enfin quel bonheur d’entendre un Silvio doté de l’exacte voix du rôle, chanté par Frédéric Cornille ! Un timbre rare de baryton aigu et une franchise d’émission parfaite, sans compter un physique séduisant le rendant lui aussi crédible dans le rôle de l’amant. Jean-Christophe Brun fait, pour sa part, étalage d’un timbre chaleureux de baryton, doublé d’une articulation incisive. On louangera le reste de la distribution impeccable ainsi que le chœur.
Un plaisir aussi de retrouver, de longues années plus tard, à la direction musicale et au piano d’accompagnement Sergio Monterisi, remarquable musicien mais aussi compositeur et chef d’orchestre italien, qui œuvra à l’Opéra de Nice comme assistant du chef Marco Guidarini.
Le spectacle a été donné deux soirées de suite, devant un public qui a longuement applaudi toute la troupe ainsi que tous les artisans de cet excellent spectacle monté avec autant de foi que d’imagination.
Christian Jarniat
5 avril 2024
1 Elle s’est récemment illustrée à Vienne dans le concours Mozart.
Direction musicale : Sergio Monterisi
Mise en scène : Guy Bonfiglio
Assistante à la mise en scène : Ornella Bastoni
Chef de Chœur : Léa Laud
Régie Générale : Eric Girauldon
Vidéo : Jean-Charles Mourey
Costumes : Elisabeth Aubert
Présentation : Christine Payne
Distribution
Canio/Pagliaccio : Luca Lombardo
Nedda/Colombine : Cécilia Arbel
Tonio/Taddeo : Jean-Christophe Brun
Silvio : Frédéric Cornille
Beppe/Arlequin : Jean-Charles Mourey
Gelsomina : Victoria Dupuy
Chœur Liberi Cantori