Orlando n’est certes pas l’opéra le plus facile à distribuer, notamment pour le rôle-titre qui pose bien des soucis : les contre-ténors s’y montrent le plus souvent avares de bas médium, de grave, de pugnacité et de puissance – même un Christophe Dumaux n’y peut trouver matière à faire pleinement jaillir son instrument pourtant réjouissant et presque unique dans sa catégorie. D’un autre côté, les contraltos rompues au belcanto n’échappent pas à des débordements stylistiques, quand bien même la Horne ou la Podles resteraient-elles les plus à même d’évoquer le gosier du castrat Senesino au vu d’une partition redoutable. Au disque et en scène, Patricia Bardon a sans doute proposé une synthèse des plus sensibles et percutantes. Montagnana créa Zoroastro, et c’est peu dire que le bilan des basses qui s’attaquent aujourd’hui au rôle n’apporte guère de satisfactions, entre grommellements divers et savonnages, allègements coupables et absence de chair vocale. La partition regorge elle-même de merveilles diverses, mais ne s’avère pas la plus facile à défendre en scène avec l’alternance – parfois difficile à faire s’articuler, à animer, à tendre dans un arc dramatique – de flamboiements et de pastoralité, d’élégies et d’airs brillants. Pour leur part, Dorinda, Angelica et Medoro s’en tirent mieux… sur le papier.
Ces défis étant posés, n’y avait-il pas meilleur choix que l’excellent Riccardo Novaro, baryton classieux et sensible, un Papageno enfin, pour affronter l’ambitus de Zoroastre qu’il n’a pas (toute la zone basse est juste inaudible) et se mesurer à des roulades parmi les plus virtuoses écrites par Haendel – seul Argante, créé par Boschi, lance de tels défis aux basses – alors même, qu’en dépit de contorsions physiques censées l’aider, il ne possède pas la technique requise ?
Ne pouvait-on avoir l’idée de proposer le rôle-titre à Elizabeth DeShong déjà présente dans la distribution en lieu et place de Katarina Bradić ? Cette chanteuse possède une grande taille, de l’allure, joue bien, voire très bien, s’investit émotionnellement. Mais dès qu’elle ouvre la bouche (enfin, une fois sur scène, car son “stimulato dalla gloria” est chanté en fond de scène derrière un tableau !), nous avons l’impression qu’une lignée se dessine entre elle et les Kasarova, Mijanovic, Mingardo et Genaux qui nous ont à chaque fois donné la sensation d’un malaise physique à l’écoute de voix (?) sans harmoniques, sans projection, sans ambitus, sans virtuosité. Sans corps. Pire, ici, la cantatrice elle-même se fige dans une rictus de souffrance dès qu’elle doit chanter la moindre roulade, le plus petit triolet, tant sa technique ne répond pas aux exigences de la partition – il est permis de se demander à quelles exigences elle pourrait répondre, d’ailleurs. “Non fu già” ne crépite pas en raison de trilles inaudibles, “Fammi combattere” s’écroule : quand vient le moment où il faut “muraglie abbattere”, aucune force ne sort de ce gosier. Pire encore, “Cielo, se tu il consenti” devient un supplice, entre notes sourdes, colorature impossibles à négocier, incapacité à colorer le changement sur “perchèa un sì rio dolore “. Inutile de dire que dans ces conditions, la scène de folie n’a plus de conduite, plus de souffle, plus d’énergie ni de possibilités expressives – un comble avec ce moment musicalement exceptionnel. “Già lo stringo” et “Per far mia diletta” sonnent creux, et si “Già l’ebro moi ciglio” transcende la soirée, c’est bien le fruit des Talens Lyriques et d’eux seuls. “Sorge infausta una procellea che oscurar fa il cielo e il mare” (“Funeste, un orage se lève obscurcissant le ciel et la mer”), comme le chante Zoroastro : naufrage en vue !
Aux côtés de ces deux chanteurs qui n’auraient hélas jamais dû se trouver là, Elizabeth DeShong, une habituée du répertoire baroque (une formidable Juno au TCE) mais aussi du belcanto (Arsace au Met), voire du répertoire très lourd du XIXe siècle (Fidès, rien de moins, à Aix), ne surprend ainsi personne en possédant la seule voix pleine, dense, théâtrale du plateau : qui peut le plus… Affublée d’une horrible perruque et de costumes bien peu seyants, elle répond présent, et ses airs le plus souvent automnaux apportent de vraies joies musicales. Le rôle d’Orlando lui tendait pourtant les bras.
Giulia Semenzato – qui perd étrangement son “quando spieghi” au début du II – roucoule dans l’ensemble joliment, mais son “certo rossore” d’entrée sonne minuscule. Pire, miniaturiste, comme si cela était le produit d’une volonté ! “O caro parolette”, le trio conclusif du I, “Se mi rivologo il prato” s’en tirent mieux mais révèlent tout de même une voix à l’appui grave trop faible et au suraigu crispé. Quand vient “Amore è qual vento” avec ses sauts de registre jouant sur des piqués enchaînés avec des incursions dans l’extrême grave, le château de cartes s’écroule et la cantatrice donne la sensation fort désagréable de marquer comme si elle se trouvait en répétition (la première au clavier et non la générale !).
Le cas de Siobhan Stagg, enfin, échappe à la compréhension : un début de soirée tout feu tout flamme, avec une voix charnue, de très beaux aigus, de l’aisance à en revendre, tant dans les déplorations que dans les airs plus fugaces. Dans le trio susnommé, elle témoigne encore d’un abattage certain. S’est-elle trop lancée à corps perdu dans le redoutable “non potrà dirmi ingrata” ? L’aria semble poser quelques soucis de vélocité et d’extension vocalea. Et à partir de là, la voix s’amenuise jusqu’à presque disparaître, rendant le “cosi giusta è questa speme” bien douloureux : dans le petit ensemble final, la voix s’est éteinte.
Medoro peut-il ainsi tenir un plateau d’Orlando à lui tout seul ? Inutile de répondre à cette question. La déception se trouve à la hauteur des attentes d’une distribution annoncée sans contre-ténors, un choix qui avait abouti, il y a vingt-cinq ans, à la réussite flamboyante et inoubliable du Serse montpelliérain immortalisé en DVD lors d’une série de représentations à Dresde.
Il faut dire que la mise en scène de Jeanne Desoubeaux, sur laquelle nous ne nous attarderons pas car nous ne souscrivons pas à cette hégémonie des scénographies sur la dimension vocale et musicale d’une représentation d’opéra – jusque dans trop de textes critiques qui s’épanchent avec une gourmandise coupable sur ces concepts – : laisse le spectateur perplexe. Le musée n’était pas en soi une mauvaise idée. Son éclatement céleste quand vient la folie aurait pu fonctionner. Zoroastre en gardien de musée capable d’animer ce qui est inerte ? Pourquoi pas ! Mais faire s’agiter ou poser de manière ridicule en permanence de malheureux adolescents au milieu d’une intrigue qui appelle plutôt le calme, la concentration sur les affects et la subtilité des relations entre les personnages, voilà la très mauvaise idée de la soirée1. Itou des accessoires de bas étage quand la musique évoque le merveilleux. Circulez, et prenez la direction de la sortie – on ne peut guère la rater dans le décor. Zoroastro, encore : “può talor il forte errare” (“il arrive que l’homme fort s’égare”).
Zoroastro toujours : “splende fausta poi la stella che ogni cor ne fa goder” (“l’étoile propice resplendit réjouissant tout cœur”). Christophe Rousset dirige et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a livré hier soir une lecture absolument magique de cette partition complexe. Jamais avare de couleurs fortes comme dans cette attaque de l’ouverture, dans les coups d’archet des arie concitate, dans les contrepoints harmoniques et rythmiques brossés avec la vigueur requise, il demande toujours dans les airs plus tendres, plus caressants, plus élégiaques ce phrasé enveloppant qui est sa touche. Les bois et vents auraient sans doute pu jaillir davantage dans ” Lascia amor” ou, plus encore, dans “Cielo se tu il consenti”. Mais que de merveilles orchestrales ! quelle sensualité dans le trio final du I ! La folie, dirigée selon une approche personnelle, avec accelerandi, syncopes, halètements et désordres harmoniques abordés de manière singulière, marque les esprits. La manière du maestro se retrouve dans les transitions incroyables du duo ” Finché prendi”. Et quand Haendel réduit son imaginaire à la nudité dans “Già l’ebro moi ciglio “, les musiciens démontrent qu’ils sont artistes et l’émotion, enfin, envahit la salle. Pour ce moment suspendu et bouleversant, pour cette seule direction merveilleuse, la soirée méritait le déplacement.
Laurent ARPISON
24 janvier 2025
1la seconde partie d’Orlando ce samedi soir a dû se poursuivre après l’entracte avec 3 enfants au lieu de 4, l’un d’eux étant malade. Cela a eu pour conséquence de devoir adapter la dramaturgie à cette absence.
Direction musicale : Christophe ROUSSET
Mise en scène : Jeanne Desoubeaux
Décors : Cécile Trémolières
Costumes : Alex Costantino
Lumières : Thomas Coux dit Castille
Chorégraphie : Rodolphe Fouillot
Orchestre Les Talens Lyriques
Orlando : Katarina Bradić
Angelica : Siobhan Stagg
Medoro : Elizabeth DeShong
Dorinda : Giulia Semenzato
Zoroastro : Riccardo Novaro
Avec les élèves danseurs du Conservatoire Ida Rubinstein – Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris