Triple défi en vérité que Guillaume Tell pour n’importe quel théâtre du monde ! La longueur de l’ouvrage avec des exigences orchestrales et chorales absolument redoutables ; un livret et une structure dramatique peu propices à l’animation théâtrale ; un trio vocal dont les caractéristiques appellent des oiseaux rarissimes. N’ajoutons pas ici la question des éditions (italienne/française ; les coupures) ! La célèbre édition scaligère Muti-Ronconi a marqué les esprits pour la lecture insurpassable du Dio Muti et pour la performance incroyable de Chris Merritt mais elle n’avait pas convaincu par ailleurs. A Florence en 76, toujours sous la houlette du Maestrissimo, l’équation trouvait une résolution quasiment identique ! À Londres c’est encore le chef Pappano qui, plus récemment, a fait le prix de la production. Paris avait accueilli au TCE une version concert assez sensationnelle Gelmetti-Alaimo-Massis-Albelo après une production à la Bastille en 2003 dans laquelle brilla le seul Marcello Giordani. A Pesaro la dernière production en date n’a pas écrit l’histoire, en dépit de qualités diverses. Notons ainsi en préambule l’immense difficulté à pleinement satisfaire s’agissant de cet ouvrage.
Revenir dans cette salle magnifique, aux proportions parfaites, là où nous avons tant de souvenirs personnels en or, apporte une joie sans nom, avec toujours cette qualité d’accueil d’un personnel aimable, disponible et souriant. Mais compte tenu du propos liminaire, il n’est pas surprenant que la production liégeoise appelle certaines réserves, sans ternir pour autant cette joie.
Comme tant de ses prédécesseurs pris en tenaille entre le statisme de l’intrigue et la gestion des masses, Jean-Louis Grinda propose une mise en image qui ne perturbe pas l’écoute mais ne propose pas non plus de théâtralité. Les solistes les plus aguerris (ou les plus familiers de leur rôle !) tirent leur épingle du jeu tandis que les autres font pâle figure scéniquement. Trois moments réussis, cependant : les exactions autrichiennes pendant le finale du III, avec une chorégraphie intéressante ; le contrejour dans le trio Arnold-Guillaume-Walter et le finale du IV d’une simplicité qui touche.
A la baguette, Stefano Montanari peut ici ou là fouetter un finale, emballer un ensemble, faire crépiter une cabalette ou souligner bois et vents dans un moment plus intime ; mais il ne propose pas de vision d’ensemble de ce monument complexe : pas de ligne directrice, pas d’attention véritable à la fusion plateau-fosse avec de nombreux décalages liés à des choix de tempi inaptes au compromis. En dépit des efforts et de quelques moments de grâce dans l’orchestre comme chez les chœurs – investis et volontaires – l’ossature manque et trouve un expédient frustrant dans les coups de canon.
Le plateau apporte nettement plus de joies.
Commençons par les ombres pour terminer sur les traits de lumière. La géorgienne Salome Jicia a derrière elle une carrière déjà longue et n’a eu de cesse d’élargir son répertoire qui a conduit cette Fiordiligi jusqu’à Tosca en passant par Semiramide. La fréquentation intense de ces tessitures disparates, de ces esthétiques hétéroclites ne pouvait qu’aboutir à la fatigue de l’instrument : aigus en force, vocalises peu orthodoxes, nuances parfois difficiles à obtenir, particulièrement dans l’air ” Pour notre amour ” hérissé de difficultés en tous genres : un vrai salon de torture ! – et dans le duo qui suit avec Arnold. Par ailleurs, l’émission copertissima empêche la diction d’accéder à un minimum de clarté. L’interprète possède malgré tout une vraie classe scénique. Elle ne se ménage pas. Elle ne triche pas. Après un finale du III qui la pousse dans ses retranchements ultimes, elle se transfigure littéralement dans le trio avec Edwige et Jemmy, puis éclate dans le grand finale : du courage, de l’abnégation et de l’aplomb ! Le cas de Inho Jeong laisse bien plus perplexe : émission forcée, gutturale ; diction pâteuse ; présence raide. Mais que fait-il là, quand par exemple le jeune français Adrien Mathonat, entendu à Nancy en Grémine il y a peu, aurait donné tout son poids scénique et vocal à ce rôle ? Mystère…
Les autres rôles de second plan sont tous tenus avec les honneurs : pêcheur délicat de Nico Darmanin, Rodolphe tonnant d’un Krešimir Špicer désormais cantonné à des rôles de cette ampleur, lui qui fut par exemple un Lurcanio magnifique à Garnier, Leuthold de belle présence de Tomislav Lavoie, Melchtal émouvant d’Ugo Rabec. Patrick Bolleire possède toujours cet instrument homogène, puissant et noble : il ne dépare pas aux côtés d’Osborn et Alaimo au II, c’est dire ! Emanuela Pascu campe une Edwige transparente mais quand vient le trio du IV elle lâche les chevaux sans retenue – avec pour conséquence un déséquilibre fâcheux entre sa voix et celle de ses deux collègues ! Un dernier acte malgré tout satisfaisant. En dépit de certaines raideurs, Elena Galitdkaya émeut en Jemmy – un rôle payant.
John Osborn chante sur scène depuis 32 ans. Il fréquente Arnold depuis 14 ans. Le résultat laisse pantois et ce technicien hors pair, styliste raffiné, multiplie les exploits sans jamais en donner l’impression : s’agissant d’un tel rôle, aussi exposé, explosif et exponentiel (sans la reprise du duo au I, ni la reprise dans le trio du II, mais avec la reprise de la cabalette au IV !), chapeau bas, quel travail d’orfèvre ! Reste que le chant lyrique revêt bien une impérative dimension technique. Une indispensable probité esthétique. Mais cela reste de l’art, et à ce titre, la voix doit demeurer un ambassadeur émotionnel. Osborn s’investit affectivement dans le seul ” ses jours qu’ils ont osé proscrire “. Ailleurs, il semble focalisé sur la ciselure de ses phrasés et la résolution des pièges tendus par Rossini, comme l’esprit ailleurs de la caractérisation au service de l’intrigue. Autre écueil : le profil vocal et, partant, sa générosité. Arnold a pu être incarné par des chanteurs aussi différents que les baryténors Merritt et Spyres, des lyrico-spintos aux suraigus aisés comme Mario Filippeschi, des lyriques-contraltinos comme Florez ou Albelo, des prodiges comme Bonisolli (baryténor à suraigus vertigineux !)… Si les paroxysmes du haut de la tessiture appellent cette facilité du registre, nous préférons des chanteurs nettement plus ombrés et centrés qu’Osborn dans ce rôle, qui ne ménage pas le medium dans les duos, trios et ensembles. Intelligent et conscient de cette limite, le ténor américain n’envoie jamais son instrument dans les ornières et il contrôle au millimètre près son approche d’un rôle aux multiples dangers – ce qui, par là-même, ôte à son chant cette spontanéité réjouissante (ou l’illusion de celle-ci) que nous chérissons tant. La salle de l’opéra royal permet également de faire entendre de nombreuses phrases susurrées ou abordées en mode legato-pianissimo qui auraient été totalement neutralisées dans un théâtre à peine plus grand. Manque ici, sans doute, cette électricité dans une projection plus affirmée – sauf à réduire Arnold à sa grande scène du IV, dans laquelle Osborn enchaîne contre-ut en messa di voce en conclusion d’un air excitant au possible, avant une cabalette enflammée et enfin tonnante. Mais pour le reste, il nous manque cette urgence et ces jaillissements. Affaire de goût. Affaire de sensations. Mais nul reproche ne peut être frontalement adressé au chanteur, exemplaire et respectueux.
A l’inverse, Nicola Alaimo, déjà entendu dans le rôle (notamment lors de la soirée au TCE précédemment évoquée), donne ce soir une idée de ce qui peut apparaître comme l’idéal de Guillaume Tell. Un physique massif ? Le voilà transformé en personnage à la stature héroïque. Une voix parfois rugueuse ? L’artiste répond présent et en joue pour imposer force et puissance dramatique à son personnage. Tout dans son visage, dans ses gestes, dans ses nuances, semble venir de son monde intérieur mais s’efface aussi devant les volontés du compositeur. La diction stupéfie car non seulement sa clarté merveilleuse peut rappeler l’élocution limpide d’un José Van Dam, mais chaque mot possède sa couleur et produit du sens. Tout serait à citer dans cette incarnation magistrale et bouleversante. Dans sa première intervention, ” de l’ennui qui m’oppresse ” s’ombre d’angoisse avant l’explosion sur ” Quel fardeau que la vie ! ” immédiatement suivie de l’expression amère du “ Pour nous plus de patrie !”. Alaimo enchaîne ensuite en legato de miel avec un portamento crescendo royal sur la phrase ” Il chante “. En une minute, un éventail de nuances, de couleurs, de projections, de densité vocale est passée dans nos oreilles ! Toute la soirée, l’artiste ne cesse d’étonner et d’éblouir. ” Le bonheur d’être père ” met les larmes aux yeux par sa tendresse ; les apartés dans le duo avec Arnold trouvent un équilibre parfait entre diction et chant ; le terrible ” mais je connais le poids des fers ” si souvent mugi (ou hurlé selon la technique) s’intègre ici sans souci à l’expression de rage du personnage ; ” Il est toujours assez d’esclaves ” met sous nos yeux le perfide Abimélech de Saint Saëns tandis que la voix se pare des vibrations d’un violoncelle dans le contrepoint ” Il chancelle, à peine il respire ” sous la ligne d’Arnold dans le trio. Quand vient le moment de faire joujou avec son arbalète, Alaimo n’expédie pas sans y penser le récitatif pour chanter un air de concert et reprendre l’action comme un réflexe : tout est intégré, tout est soudé. ” Sois immobile ” atteint une perfection insensée par son point d’accord entre un texte donnant des injonctions tendres liées à la situation dramatique et la beauté d’un chant à l’archet enivrant. Une merveille ! Et le comédien ne lâche pas son rôle et propose dans la foulée une préfiguration de la folie de Nabucco, dans l’opéra créé 13 ans après Guillaume Tell. Enfin, sa manière de donner piano-pianissimo, comme dans un rêve, toutes ses phrases à partir de ” Tout change et grandit en ces lieux ” fait venir le grand frisson, à tel point qu’Alaimo en semble encore bouleversé au rideau final. Un accomplissement artistique total et un souvenir impérissable.
Laurent ARPISON
14 mars 2025
Direction musicale : Stefano Montanari
Mise en scène : Jean-Louis Grinda
Décors : Éric Chevalier
Costumes : Françoise Raybaud
Lumières : Laurent Castaingt
Chorégraphie : Eugénie Andrin
Distribution :
Guillaume Tell : Nicola Alaimo
Arnold Melchtal : John Osborn
Mathilde : Salome Jicia
Jemmy : Elena Galitskaya
Hedwige : Emanuela Pascu
Walter Fürst : Patrick Bolleire
Gessler : Inho Jeong
Melchtal : Ugo Rabec
Leuthold : Tomislav Lavoie
Ruodi, un pêcheur : Nico Darmanin
Rodolphe : Krešimir Špicer
Orchestre et Chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège
Chef de chœur : Denis Segond