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Giordano, Andrea Chenier, Deutsche Oper, Berlin : LE POÈTE S’APPELLE CARLO GERARD

Giordano, Andrea Chenier, Deutsche Oper, Berlin : LE POÈTE S’APPELLE CARLO GERARD

samedi 13 décembre 2025

©Bettina Stöß

Pour sa cinquantième représentation in loco, la production signée John Dew présentée à la Deutsche Oper en cette période de Noël nous a ravis : beauté simple des décors, des costumes – jusqu’aux tenues extravagantes des nobles au premier acte ! – ingéniosité signifiante du dispositif scénique, avec ce sol qui bascule au moment même où la Révolution renverse (au sens strict !) l’ordre établi. Si l’on ajoute tous ces détails bien en situation (comme ces plumes qui voltigent aux mains des révolutionnaires alors que la harpe virevolte au III), nous tenons là une production efficace, percutante, à laquelle manque peut-être une direction d’acteurs prenant en compte la diversité des personnalités présentes sur le plateau – une gageure quand il s’agit d’une énième reprise, mais qu’il faudrait pourtant mener à bien dans l’absolu.

En harmonie avec la production, la direction de Michele Gamba sait tracer de grandes lignes, épouse les moments sensuels de l’écriture avec bonheur, fouette l’orchestre quand il le faut : de la belle ouvrage, en somme. Les chœurs sonnent bien, et les instrumentistes savent émerger du flux orchestral avec talent, comme le violoncelliste dans « la mamma morta » ou, plus tard, le hautboïste. L’incisivité des cordes fonctionne avec justesse dans un ouvrage qui appelle une théâtralité forte. Quelques décalages surviennent ici ou là, mais ils sont surtout le fait d’un interprète en sérieuse difficulté.

muehle
©Bettina Stöß

En effet, pour atteindre au niveau d’une grande soirée, il aura manqué à ce Chenier… un Chénier. Certes, Martin Muehle dispose d’un organe à la puissance ravageuse, du grave à l’aigu. Il a bâti toute sa carrière sur des rôles de ténors héroïques, dramatiques, spinti. Mais ce Chénier arrive trop tard, ou dans un moment de grande méforme : pris à froid, l’Improvviso commence bien, mais les si bémol ne répondent pas à l’appel et le phrasé fait entendre une approche rudimentaire de la musique : pas de variations dynamiques, pas d’avancée de la ligne, pas de sens des mots intégrés au chant. Dans cette réalisation d’un tel morceau de bravoure pourtant loin d’être univoque dans la partition, l’évocation des misères du peuple sonne comme l’expression poétique, ou comme le lyrisme amoureux. Le reste de la soirée confirmera hélas ces impressions, avec un « credo a una possanza arcana » un peu plus stable, et sans les grands écarts de justesse observés en début de soirée, mais avec là encore une couleur uniforme et une absence de nuances qui constituent ici un handicap sévère : où est passé le « con grande dolcezza » indiqué par Giordano pour « e questo il mio destin » ? le « piano » de « Io non ho amato ancor » ? le crescendo sur « si, piu volte » ? Le duo avec Maddalena du II bénéficie de la présence d’une cantatrice raffinée qui le pousse à un peu plus d’orthodoxie stylistique, mais l’attaque brutale sur « ora soave » (marquée « tranquillo e con dolcezza » sur la partition !) ou l’absence du diminuendo sur « ah rimani infita » empêchent une adhésion à cette interprétation. L’accueil du public devient de plus en plus bref et modéré au fil de la soirée : « Si fui soldato » ne convainc pas et, pire encore, un « Come un bel di di maggio » brut de décoffrage et sans l’once d’une variation quelconque ne reçoit finalement qu’une très brève salutation de l’audience : « dolce e cantando bene » ? vraiment ? Dans le duo final, nous entendons enfin quelques efforts pour changer la donne, mais ils n’aboutissent pas toujours à des résultats probants et les deux si conclusifs sont consécutivement escamotés puis écourtés. Si l’on ajoute que le chanteur n’incarne pas bien son personnage, empêtré qu’il est dans ses difficultés vocales et constamment sollicité dans son corps même par un effort visible et gênant, la donne n’y est pas. Accueilli avec une grande gentillesse par un public fidèle – le chanteur est un habitué de la Deutsche Oper – Martin Muehle n’est donc pas parvenu à rendre justice au titre même de l’ouvrage.

Regrets immenses, car pour le reste, le plateau offre de très grandes beautés et entraîne l’auditoire dans des sensations fortes.

motolygina
©Bettina Stöß

Maddalena est chantée ce soir par Maria Motolygina : quelle pulpe, quel ambitus, quelle beauté de timbre, quelle ampleur, aussi, et quel soin mis à multiplier les nuances, les changements de dynamique, à produire une vraie ligne avec une attention amoureuse ! Les phrases de conversation initiales ne s’avèrent jamais une occasion de briller pour les cantatrices qui s’emparent du rôle. Motolygina les aborde avec une forme de retenue. Mais dès le II, l’action s’engage et l’écriture s’anime : quel respect alors des indications de la partition opéré par la cantatrice ! voilà un « cantabile » sur « eravate possente » qui sonne comme tel ! Le pianissimo du « proteggermi volete », de la plus belle eau, satiné et scintillant, fait merveille. Au III, l’intensité monte encore et dans l’échange avec Carlo Gerard, le concitato l’emporte sur le legato dans la partition ; ce n’est pas encore la nature profonde de Maria Motolygina, qui est d’ailleurs affichée cette saison à la Deutsche Oper en Liu, Gertrud, Mimi, Micaela, des rôles caractérisés par la douceur. Elle parvient pourtant à produire le « quasi parlato » qui précède son aria de très belle manière. « La Mamma morta », justement ? De grande facture, avec un souci de la ligne constant et cette pâte qui produit à elle seule de l’émotion. Au IV, enfin, elle confirme sa vaillance, sa clarté lumineuse et sa sensibilité pour une prestation globale de haut niveau. Il manque juste encore à la cantatrice cette manière de faire légèrement déborder la musique pour lui insuffler une vie propre, caractéristique de ce répertoire, lequel appelle une animation qui brise un peu la barre de mesure. L’auditeur a parfois l’impression d’entendre une Comtesse, voire une Fiordiligi agitée, mais pas encore une femme outragée, prête à tout, sous l’emprise des pulsions d’un homme qui la désire, et apte à sacrifier sa vie par amour. Motolygina a certes raison d’opter pour cette approche fidèle et simplement belle, mais pour faire chavirer complètement le public, elle devra un peu bousculer la doxa solfégique et lâcher davantage les chevaux scéniquement.

soffel
©Bettina Stöß

La Deutsche Oper confirme aussi une qualité d’importance au cours de cette soirée : le choix des interprètes de second plan. Ce soir, c’est un véritable régal pour les oreilles et les yeux, avec des artistes aux voix parfaitement formées, stylistiquement adéquats et scéniquement très à l’aise ! Impossible de ne pas citer le Roucher plein de classe et de morbidezza chanté par Padraic Rowan, le Fléville suave de Philipp Jekal, le Mathieu au timbre splendide et à la ligne racée de Dean Murphy, la comtesse percutante de Stéphanie Wake-Edwards, au grave pugnace, l’Incredibile cauteleux et ironique de Burkhard Ulrich, digne héritier d’un Heinz Zednick dans ce rôle, et l’incroyable Doris Soffel en Madelon. À 77 ans (!), la cantatrice offre un moment d’anthologie, d’émotion pure, mais aussi de contrôle vocal, voire d’ampleur dans sa scène au III. Elle semble surprise par l’accueil triomphal du public au rideau final, mais comment peut-on réagir autrement en entendant ce grave caverneux, ce sol aigu glorieux, ce diminuendo poignant sur « piu combattere e morire » ? Brava signora pour ces quelques instants au cœur de l’ouvrage et de sa puissance émotionnelle.

burdenko
©Bettina Stöß

Ce compte-rendu ne saurait s’achever autrement que par de nouveaux lauriers tressés pour le baryton Roman Burdenko, déjà Macbeth mémorable à la Deutsche Oper. La longue ovation qui a accueilli « Nemico della patria » et le triomphe obtenu lors de sa venue aux deux saluts individuels (écourtés par l’artiste pour ne pas tirer une couverture à soi qui aurait pu pourtant mesurer trente mètres : bravo pour la modestie !) pourraient faire figure de preuve suffisante pour la qualité de ce qu’il a proposé, mais ne boudons pas notre plaisir de revenir plus en détail sur cette performance. Comme toujours avec cet artiste, tout est dans le détail, en effet. Que les grands passages de bravoure soient exécutés avec maestria ne surprendra plus pour qui l’a déjà entendu. Mais nombre de Carlo Gerard donnent leurs deux airs avec efficacité et probité – l’écriture les favorise ! Bien plus rares, rarissimes même, sont ceux qui apportent du poids et de l’émotion… à tout le reste. Impossible d’oublier, par exemple, ce moment de frissons incroyable pendant l’allegro moderato du II sur « azzurro occhio di cielo » où la voix de Burdenko entre en fusion avec les archets de l’orchestre, avec un effet démentiel. L’indication « con anima » ne nous a jamais semblé aussi pertinente ! et le « con dolcezza » qui suit (« dinanzi mi è passata ») met les larmes aux yeux. Un exemple entre mille qu’il serait possible de citer dans cette approche toujours aussi prenante, avec cette voix qui rend dingue par son ampleur, son grain, sa beauté, son marbre capable de devenir soie, et cette finesse de l’approche. Scéniquement, le poète se mue en fauve, le Révolutionnaire devient Scarpia, l’homme de pistolet côtoie l’homme de plume, avec une aisance qui rive les yeux du spectateur, comme si l’interprète devenait le personnage. Dans quelle représentation d’Andrea Chenier se souvient-on enfin de Carlo Gerard… au IVe acte ? Burdenko y parvient, par la sensibilité qu’il déploie dans cette simple phrase tendre : « O Maddalena, tu fai della morte la piu invidiata sorte ! ». Son retour après l’échafaud final apporte la touche suprême à une prestation une fois encore unique, unique comme son interprète. Longtemps résonnera dans nos cœurs ce « in un sol baccio » (dans « Nemico della patria », justement), comme si Burdenko embrassait, enlaçait la salle entière : la réponse du public n’a pas tardé et ce moment fut magique.

Du bonheur à l’état pur. Bravissimo !

Laurent ARPISON
13 décembre 2025

Direction musicale : Michele Gamba
Mise en scène :John Dew


Andrea Chenier :  Martin Muehle
Carlo Gérard :  Roman Burdenko
Maddalena di Coigny :  Maria Motolygina
Bersi : Lucy Baker
Contessa di Coigny : Stephanie Wake-Edwards
Madelon : Doris Soffel
Roucher : Padraic Rowan
Pierre Fléville : Philipp Jekal
Abbé : Kangyoon Shine Lee
Matthieu : Dean Murphy
Incroyable : Burkhard Ulrich
Majordomo / Dumas : Benjamin Dickerson
Fouquier-Tinville : Jared Werlein
Schmidt : Paul Minhyung Roh

Chor der Deutschen Oper Berlin – chef des chœurs : Jeremy Bines
Orchester der Deutschen Oper Berlin

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