L’Opéra d’État de Bavière a repris pour quatre représentations la Norma de Bellini dans la mise en scène réalisée en 2006 par Jürgen Rose, aussi responsable des décors, des costumes et du concept d’éclairage. Consécration de la carrière de cette grande personnalité du monde du spectacle munichois, cette reprise fut aussi l’occasion de l’accrochage d’un portrait du Professeur Rose dans le « Hall of fame » du Théâtre national de Munich, que nous avons par ailleurs évoqué (voir l’article).
Jürgen Rose est un créateur d’ambiances, il s’agit de centrer l’attention sur l’âme et les humeurs de personnages, d’exprimer les tensions extrêmes qui les animent, leurs noirceurs, leur duplicité et par la suite leur générosité. La citadelle des Gaulois est présentée dans l’atmosphère assombrie d’un camaïeu de bleus. Les femmes sont voilées, ce qui évoque le cloisonnement dans lequel les placent les religions : leur costumes peuvent faire penser à l’habit des moniales orthodoxes ou aux hijabs musulmans. Les hommes arborent des mitraillettes et des cagoules anachroniques, qui font hiatus avec les indications du livret de Felice Romani et dont on ne comprend pas très bien ce qu’elles apportent à l’action, si ce n’est peut-être de tenter d’universaliser et d’actualiser le propos. Un escalier semble descendre vers les appartements de Norma, un souterrain dans lequel elle cache les enfants qu’elle a conçus avec Pollione. La structure de ce lieu noir et blanc fait penser à une pyramide couchée, dont la base serait ouverte vers le public, avec un jeu très sobre de triangles qui se rencontrent, qui font penser à la triangulation amoureuse qui se trouve au cœur de l’intrigue. Jürgen Rose s’attache à mettre en lumière la duplicité des trois protagonistes, un double jeu qui tiraille surtout Norma et Adalgisa, deux druidesses que l’amour pour le chef ennemi a conduit à trahir leurs vœux religieux et leur patrie, mais qui ne préoccupe pas trop Pollione, dont la morale semble plus élastique.
Gianluca Capuano dirige le magnifique Orchestre d’État de Bavière. Spécialiste de la musique de la Renaissance et de la musique baroque, il est la tête des Musiciens du Prince – Monaco. Son répertoire s’étend aussi au opéras belcantistes. On a déjà pu le voir diriger à Munich Il Turco in Italia lors de la saison 2021/2022. Il est Milanais d’origine, tout comme la Norma qui fut créée à la Scala en décembre 1831. Le maestro s’y entend à souligner les accents grandioses, souvent guerriers, que Bellini avaient trouvés, la vigueur, l’ampleur et la majesté de la composition, la passion brûlante et le pathétique que tout l’opéra exhale. Très attentif aux voix, il apporte tout son soutien aux chanteurs et tant l’embrassement que l’embrasement sonores qu’il parvient à créer avec les chœurs sont remarquables. Très soignés, l’ouverture, le finale entier du second acte qui commence avec l’hymne de guerre font particulièrement ressortir les qualités d’un orchestre incomparable.
Dans Norma, c’est surtout le traitement des voix qui est marqué du coin du génie de leur créateur. Bellini est parvenu à donner une couleur et un relief particuliers aux deux voix de femmes, deux rôles très distincts et remarquablement tracés, et si exigeants qu’ils ne peuvent être confiés qu’à de très grandes chanteuses. Les duos et le trio sont très soignés : celui de Norma et de Pollione, celui de Norma et d’Adalgise, le trio entre ces trois personnages. Le rôle titre exige la plus grande maîtrise. Le public munichois se souvent encore de la grande Edita Gruberova dans cette même mise en scène, un dvd sorti en 2007 en conserve l’émouvant souvenir.
C’est aujourd’hui Sonya Yoncheva qui chante Norma. “Casta diva” est une aria redoutable. On sait que la Pasta qui créa le rôle de Norma à Milan, avait d’abord refusé de la chanter, estimant qu’elle était au-dessus de ses capacités. Et l’aria est d’autant plus difficile qu’elle se situe en tout début d’opéra, trop tôt pour que la voix ait eu le temps de se chauffer. L’interprétation qu’en a donné Sonya Yoncheva a certes été d’une belle facture, mais n’est pas parvenue à soulever une grande émotion, avec des aigus d’un métal souvent terne peu à même de convoyer le sentiment. On l’a vu ensuite déployer toute l’ampleur d’une grande tragédienne lyrique, vibrante et intense, apte à rendre la complexité psychologique de son personnage avec le jeu subtil d’aigus brillants, d’un medium solide et nuancé et de belles descentes dans le grave. La druidesse doublement traîtresse qui a brisé ses vœux pour se livrer corps et âme au plus grand ennemi de son peuple, d’abord compatissante au moment des aveux d’Adalgisa, se transforme en une Médée gauloise folle de douleur et de rage vengeresse lorsqu’elle apprend que son amant, le père de ses enfants, la trompe. Elle songe un moment à tuer ses propres enfants, avant de retrouver ses esprits et de prendre la voie d’une abnégation généreuse pour finalement avouer publiquement sa trahison et s’offrir au bûcher expiatoire.
Ce fut un grand bonheur de retrouver Tara Erraught en Adalgisa. Très appréciée, la soprano irlandaise avait fait partie de la troupe du Bayerische Staatsoper jusqu’en 2018. Son soprano a encore gagné en précision et en luminosité avec la beauté confondante d’aigus assurés au cristal limpide. Tout comme Sonya Yoncheva, Tara Erraught exprime avec une grande authenticité les tourments intérieurs de son être écartelé entre la passion amoureuse et le remords face à la rupture de ses vœux.
Pollione est interprété avec brio et un volume impressionnant par le ténor chaleureux et doré de Joseph Calleja. Ces trois grands chanteurs interagissent et communient dans la magie des deux tercets qui marquent le final des actes. La puissante basse de Roberto Tagliavini compose un Oroveso imposant qui peut se faire impérieux. Il excelle dans le rôle, ” son Guerrieri ! A voi venirme” de la scène 5 du second acte qui entame un dialogue avec le chœur en est un exemple remarquable. Le Flavio de Granit Musliu et la Clotilde d’Emily Sierra complètent avec bonheur cette distribution prestigieuse.
Nous laisserons la conclusion à Richard Wagner qui s’adressant au public de Riga en 1837, à l’occasion d’un concert donné à son bénéfice, lui expliquait son choix de donner Norma : ” Le soussigné croit ne pouvoir mieux prouver son estime pour le public de cette cité qu’ en choisissant cet opéra. La Norma, parmi toutes les créations de Bellini, est celle qui à la plus abondante veine mélodique unie avec la plus profonde réalité, la passion intime. Tous les adversaires de la musique italienne rendirent justice à cette grande partition , disant qu’ elle parle au cœur, que c’est œuvre de génie. C’est pourquoi j’invite le public à accourir nombreux”. Richard Wagner.1
Bellini qui considérait Norma comme son meilleur opéra en aurait été d’accord. Ainsi du public munichois qui a réservé une vibrante ovation aux interprètes.
Luc-Henri ROGER
10 juin 2024
1Ajoutons que Richard Wagner, une fois arrivé à Paris en septembre 1839, composa un air d’insertion pour le premier acte de Norma, “Norma il predisse, o Druidi”, basé sur les paroles d’un réfugié politique italien anonyme. L’air a été écrit pour basse et chœur d’hommes.
Direction musicale : Gianluca Capuano
Mise en scène, décors, costumes et concept d’éclairage : Jürgen Rose
Collaboration chorégraphique : Jo Siska
Lumières : Michael Bauer
Dramaturgie : Peter Heilker
Chœur : Franz Obermair
Distribution :
Pollione :Joseph Calleja
Flavio : Granit Musliu
Oroveso : Roberto Tagliavini
Norma : Sonya Yoncheva
Adalgisa : Tara Erraught
Clotilde : Emily Sierra
Orchestre d’État de Bavière
Chœur de l’Opéra de Bavière