Pour la première soirée de lieder de son Festival munichois d’Opéra, la Bayerische Staatsoper a invité la soprano lyrique lituanienne Asmik Grigorian et le pianiste russo-lituanien Lukas Geniušas à venir présenter au Prinzregententheater le récital de lieder de Tchaïkovski et de Rachmaninov qui avait connu sa première le 14 avril 2021 à Vilnius, en pleine période de confinement. En raison de l’épidémie de Covid, la salle de concert du Congress Hall de Vilnius n’avait accueilli qu’une seule spectatrice, la chanteuse d’opéra Irena Milkevičiūtė, mère d’Asmik Grigorian, qui fêtait ce jour-là son anniversaire. Un merveilleux cadeau que la radio-télévision lituanienne avait retransmis en live streaming. Depuis lors, ce récital est régulièrement programmé, comme ce fut le cas à Zurich, Berlin, Ludwigsburg ou au Wigmore Hall de Londres, qui a eu l’initiative de l’enregistrer et qui le propose gratuitement en ligne tout en suggérant une donation.
La soirée munichoise s’est déroulée à guichet fermé. Les deux artistes ont enregistré un CD des mélodies de Rachmaninov, sous le label Alpha Classics, intitulé Dissonance en référence à la romance de l’opus 34 du compositeur et aux conflits internes jalonnant ces mélodies. Ce CD, consacré par le prix Grammophone 2022, est le premier CD de la chanteuse avec accompagnement piano.
Asmik Grigorian a fait ses débuts à la Bayerische Staatsoper en 2013 dans le rôle de Micaela dans Carmen. Au cours de la saison 2023/24, elle a chanté Lisa dans la nouvelle production de La Dame de Pique. On la retrouvera à Munich en Senta dans le Fliegende Holländer en mars prochain puis en Rusalka au cours du Festival d’été 2025. Le pianiste Lukas Geniušas, médaille d’argent du 15ème Concours Tchaïkovski de Moscou en 2015, fait quant à lui ses débuts à la Bayerische Staatsoper.
Les mélodies de Tchaïkovski en première partie du programme précèdent naturellement celles de Rachmaninov qui, tout au long de sa vie, fut redevable et reconnaissant à son maître qui lui servit de mentor. Son engouement pour Tchaïkovski remonte à son enfance, lorsque sa sœur aînée lui jouait sa musique. Lorsque Rachmaninov s’inscrivit au Conservatoire de Moscou, Tchaïkovski y enseignait la théorie. Lors de la correction d’un examen de Rachmaninov, Tchaïkovski lui donna la meilleure note de la classe, remplissant sa copie de petits signes “plus” pour indiquer son immense approbation. Par la suite, Tchaïkovski demanda à Rachmaninov de lui envoyer tous ses travaux en cours afin qu’il puisse les critiquer. C’est peut-être pour cette raison que la musique de Rachmaninov reprend de nombreuses caractéristiques de Tchaïkovski. Les deux compositeurs sont connus pour leurs mélodies, leur émotion et leur utilisation des couleurs.
Asmik Grigorian s’investit totalement dans l’interprétation des mélodies dont les émotions l’habitent entièrement. Le chant naît de la densité d’une intériorité concentrée, l’expression du visage et du regard, toute l’attitude corporelle dans sa retenue et sa sobriété sont centrées sur les poésies dont le sens est transporté dans l’écriture musicale. Des voix conjuguées du piano Steinway de Lukas Geniušas et de la chanteuse émane une énergie d’une grande intensité. Ces voix disent le caractère intime, la tension et la profondeur émotionnelles des textes. Le timbre si personnel et si pur de la chanteuse transmet ici les vibrations d’âmes amoureuses, passionnées, parfois désespérées et solitaires, là les beautés romantiques de la nature russe avec ses plaines, ses forêts de bouleaux, les fleuves qui la traversent, les paysages enneigés. Le pianiste laisse par deux fois la chanteuse se reposer pour livrer la magie de son art dans l’interprétation inspirée d’une romance ou ludique d’un scherzo, plus tard de deux préludes. La voix d’Asmik Grigorian semble dotée de possibilités infinies, sa puissance expressive nous traverse et ses vibrations nous électrisent. La magie s’installe, il y a comme une communion exaltée entre la salle et les interprètes. Et même si la plupart d’entre nous ne parlent pas le russe et ne comprennent pas les paroles des mélodies, tous en saisissent les émotions tant la soprano sait les rendre précisément présentes par ses tonalités. Quand, après le concert, on parcourt les textes de Tolstoï ou de Goethe qui ont inspiré Tchaïkovski, de Pouchkine, Heine, Tiouttchev, Guyau et Tchékhov (entre autres) qui ont inspiré Rachmaninov, on se rend compte que le chant et le piano nous ont fait appréhender ce que ces textes transmettent. Le dernier Lied, intitulé Dissonance, résume bien toute la tension romantique que cette soirée a communiquée et rend bien compte de l’alchimie de la composition musicale qui a opéré la transmutation du plomb qui a servi à imprimer le poème en l’or liquide des sons que fait briller le dialogue du chant et du piano.
Asmik Grigorian et Lukas Geniušas répondront à l’immense ovation du public en offrant deux rappels, eux-mêmes suivis d’une standing ovation.
Luc-Henri ROGER
7 juillet 2024
Tchaïkovski (1840-1893)
Au milieu du vacarme du bal Op. 38 n° 3
De nouveau, comme avant, seul Op. 73 n° 6
Rien d’autre que le cœur solitaire Op. 6 n° 6
Une larme tremble Op. 6 n° 4
Romance en fa mineur Op. 5
Scherzo humoristique Op. 19 n° 2
Je te bénis, forêts Op. 47 No. 5
Ne demandez pas Op. 57 n° 3
Rachmaninov (1873-1943)
Dans le silence de la nuit secrète Op. 4 n° 3
Ne chante pas pour moi, belle jeune fille Op. 4 n° 4
Enfant, tu es belle comme une fleur Op. 8 n° 2
Le rêve Op. 8 n° 5
Eaux printanières Op. 14 n° 11
Oh, ne t’afflige pas Op. 14 No. 8
Je t’attends Op. 14 n° 1
Prélude en sol dièse mineur Op. 32 n° 12
Prélude en ré bémol Op. 32 n° 13
Crépuscule Op. 21 n° 3
Comme cet endroit est beau Op. 21 n° 7
Reposons-nous Op. 26 n° 3
Dissonance Op. 34 n° 13