Faire ses débuts au Théâtre San Carlo de Naples était un défi pour le jeune Donizetti. En effet, en 1823, le San Carlo était l’opéra le plus important d’Italie, même au-dessus de la Scala de Milano et son public était considéré comme le plus connaisseur et le plus critique. Il a aussi dû faire face à l’héritage mémorable de Rossini qui avait présenté dans ce théâtre une série de magnifiques opéras (Ermione, la Donna del Lago, Armida, Otello et Mosè en Egypte).
L’opéra qu’il présenta au San Carlo était Alfredo il Grande. La première a été un échec et l’œuvre a été oubliée jusqu’à ces représentations à Bergamo, dans le cadre du projet Donizetti 200, qui prévoit la récupération des opéras de Bergamo et que l’on célèbre les 200 ans de leur création. Cet échec a fait dire à Donizetti : « je ne sais pas comment faire mieux » …, mais il avait tort, car il écrira de nombreux chefs-d’œuvre, devenant ainsi un emblème du mélodrame romantique italien.
Il est vrai aussi que le livret de Tottola ne l’a pas aidé du tout, étant très faible dramatiquement, avec des situations absurdes et un deuxième acte figé et statique. De même, les personnages sont simples et sommaires. Par contre, la musique d’Alfredo le Grand démontre le grand savoir-faire de Donizetti, mais elle est plutôt conventionnelle, avec un ton marital et héroïque abondant, surtout dans le 2e acte- avec quelques moments d’inspiration lyrique dans la laquelle on peut apprécier la lutte de Donizetti pour se libérer de l’influence rossinienne.
L’histoire : dans l’Angleterre médiévale, l’action se situe sur l’île Athelney, et oppose l’armée du roi anglais, épaulé par son loyal général Eduardo et son épouse Amalia, à l’invasion danoise. Comme dans tous les récits de chevalerie, on retrouve : un roi pugnace et magnanime, une reine fidèle, prête à se faire tuer plutôt que d’être prisonnière de l’ennemi. Ce roi, vainqueur des Danois consacra son règne à créer une administration et à diffuser la culture en traduisant du latin à l’anglais des textes relatifs à la religion catholique. Il fut d’ailleurs canonisé et sa fête figure au calendrier le 12 décembre.
Dans cette nouvelle production du Festival Donizetti, on apprécie la mise en scène originale de Stefano Simone Pintor, qui a su donner une lecture convaincante d’une œuvre qui manque parfois de propos dramaturgiques. Sur le plateau en pente, la reine et le roi, fugitifs déguisés, les paysans et bergers solidaires et des danois guerriers et batailleurs se croisent jusqu’à la victoire finale du camp anglais. La célébration de la paix est le point culminant de l’œuvre. Dès l’ouverture, diverses vidéos d’actualité, tel l’envahissement du Capitole américain par les Trumpistes, montrent la permanence d’affrontements dans tous les régimes. Cette modernisation est aussi mise en valeur par les costumes contemporains de Giada Masi, tandis que les accessoires médiévaux (peaux de moutons, chausses, bannières anglaises avec la croix de St-Georges) sont endossés, permettant au public de saisir les revirements des combats.
Des clins d’œil humoristiques se glissent ça et là, caricaturant les Vikings (démarche menaçante, casques à cornes, drapeaux nationaux danois, ornant les vêtements et les partitions des choristes. Mais la couleur médiévale est bien présente, par la projection d’authentiques parchemins qui défilent sur l’écran de fond de scène. Autre originalité : les solistes et les choristes lisent leur partition en chantant, alors que le spectacle n’est pas en version concertante. Une autre remarque : la présence des images et vidéos est dans cette production, beaucoup moins envahissante et ne détourne jamais l’attention de la musique, comme c’était le cas pour le « Déluge universel » de la première soirée. Une mise en scène absolument bien réussie, convaincante et bien parlante. D’ailleurs, le jeune metteur en scène, encore inconnu, Stefano Simone Pintor, a été longuement applaudi au salut final.
Quant au plateau vocal, il était de belle facture. A commencer par le rôle principal d’Alfredo, rôle très exigeant, interprété ce soir par le ténor Antonino Siragusa, qui sans avoir les moyens d’un baryténor était d’une vaillance constante. La voix coule, elle est bien placée, et surtout, le ténor sicilien domine le style « bel canto »,avec un legato authentique et clair. Les aigus sont parfois difficiles, mais Siragusa a été superbe dans la cavatine « Non, non, m’ingannai » et surtout son air tripartite du 2e acte qui est l’un des plus passages de l’œuvre.
A ses côtés, la soprano Gilda Fiume, campe une Amalia superbe, avec sa voix parfaitement placée, très homogène, au vernis attrayant et bien géré. Elle possède une colorature magnifique, un aigu rayonnant que l’on apprécia dans le grand duo avec Alfredo, un grand moment de l’opéra. Le rondo final lui vaudra d’ailleurs une ovation des plus méritées.
Lodovico Filippo Ravizza donne à Eduardo, général fidèle, une présence bien assurée et des accents courageux. Quant au baryton-basse Adolfo Corrado, il campe à merveille le « méchant » chef Viking Atkins. Son beau timbre de bronze fait son effet dans les nuances (notamment dans le trio avec Amalia et Alfredo).
En jeune paysanne volant au secours de la reine, la mezzo-soprano Valeria Girardello, s’intègre parfaitement dans l’ensemble et chante avec brio son rondo.
Floriana Cicio, élève de la Bottega Donizetti, est une grâcieuse Margherita.
La prestation des chœurs de la Radio Hongroise était impeccable et d’une grande efficacité.
La musique se révéla surprenante de beauté et d’originalité, grâce à la direction bien inspirée du chef Corrado Rovaris, à la tête des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra Donizetti. Toute la soirée, tout est rendu avec bonheur et l’équilibre entre la fosse et les voix sur scène est admirablement bien rendu. L’exécution était heureuse, légère, on a même retrouvé l’hymne du Viaggio à Reims.
En mettant en scène pour la première fois cette œuvre de Donizetti, le Festival de Bergamo lui a offert une certaine attractivité que le public a fort appréciée aussi bien la partie musicale que la partie scénique.
L’enthousiasme général après la représentation confirme que cette œuvre est une pépite dont les interprètes ont révélé tout l’éclat.
Eh oui, Alfredo le Grand a sauvé le Festival Donizetti, après les deux premières soirées assez décevantes.
Marie-Thérèse Werling