Et si les histoires d’amours impossibles n’étaient pas seulement le fruit de l’inconciliabilité d’individus entre eux, mais également, ou peut-être même plutôt, la conséquence de la déstructuration d’un monde incapable de générer des relations saines, belles et évidentes parce que lui-même anéanti, devenu laid, stérile et perdu ? Dans un contexte international ravagé de balles et de bombes, de crise généralisée (économique, sociale, culturelle…), Stéphane Braunschweig met en évidence cette dernière hypothèse sans doute trop souvent occultée.
D’emblée, il jette les cartes du décor au sol. Atout cœur ? A tout sang ! Non, ce n’est pas un tapis royal qui trône sur la scène des arènes, mais bien une flaque de sang qui se répand sous nos yeux choqués. Une flaque ? Plus précisément une véritable mare que les pieds des différents ennemis foulent violemment. Les ombres des ondes liquides hantent les pierres des ruines nocturnes. Au loin, le hurlement de corbeaux… spectateurs passagers !
Ennemis, victimes ? L’un n’est-il pas l’autre et l’autre l’un ? La mise en scène de Stéphane Braunschweig souligne en rouge les mots de Jean Racine pour surligner les maux d’une actualité belligérante brûlante. Comment aimer dans la mémoire du crime ? Comment se comporter dans le miroir de l’horreur passée ? Comment tendre sa main à jamais ensanglantée ? Dévastés par les meurtres accomplis lors de la guerre de Troie, les personnages raciniens – marqués par les stigmates de la malédiction des Atrides jalonnée de crimes, trahisons, vengeances et sacrifices humains – tentent de se reconstruire tout en s’efforçant de rebâtir leur empire. D’autant que les braises encore brûlantes d’un conflit dont chacun doute qu’il soit clos, peuvent à chaque instant ranimer le feu. La guerre ne détruit pas seulement des vies biologiques, elle ruine encore les vies psychiques des âmes rescapées.
Derrière le verbe du poète qui brandit l’étendard de l’Amour : « Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore/ Que vous accepterez un cœur qui vous adore ? » (Pyrrhus à Andromaque) se cache une guerre éternelle, traumatique et exacerbée des égos. C’est à qui satisfera le plus et le plus vite son orgueil, ses caprices, ses besoins de domination, ses ruses de vengeance, ses manipulations. « Que je me perde ou non, je songe à me venger » (Hermione).
Pour traduire ce mal-être, cette désorganisation des êtres, ces blessures guerrières indélébiles, Stéphane Braunschweig brise les repères habituels de société. Dans sa mise en scène, les femmes n’exhalent plus leurs charmes féminins mais revêtent des attitudes bien masculines. Toutes de noir vêtues jusqu’au brun de leurs cheveux (à l’exception d’Andromaque, seul personnage pur), ces dames de tragédie se meuvent en pantalons. Hermione (Chloé Réjon), personnage machiavélique, se déplace en rangers et badine avec l’amour comme un homme avide de pouvoir use de politique. On voit ainsi la fille d’Hélène et de Ménélas servir un verre d’alcool à Oreste sans l’élégance de son sexe, mais au contraire, avec la rigueur stratégique d’un officier de l’armée de terre…
En outre, le couple potentiel principal d’Andromaque (Bénédicte Cerutti) et de Pyrrhus (Alexandre Pallu) est présenté en totale disharmonie. A aucun moment, la séduction ne peut être, en l’occurrence, le maître-mot de ce duo, de telle sorte que le spectateur n’imagine, ni même ne souhaite imaginer, un amour possible entre les deux protagonistes. Le souverain d’Épire confié à un acteur de grande taille avec un jeu empreint d’une rage véhémente et prolixe, s’éprenant d’une Andromaque frêle, diaphane et discrète, étouffe toute rêverie romantique.
Enfin, l’interprétation des vers de Jean Racine rompt avec la musicalité originelle du texte. Le fils d’Achille – lequel assassina Hector, roi de Troie et époux d’Andromaque – en treillis kaki, se présente en effet comme un guerrier rustre, débordé par sa fureur. Avide d’amour plus qu’aimant, il réclame son dû – Andromaque, sa captive – par la force, comme un objet de convoitise, presque un mérite, plus que par une inclination amoureuse et sensible. Il est prêt à brûler tous ses vaisseaux en entrant en guerre contre son propre camp pour obtenir l’ « objet » de son désir, prêt à aimer, éduquer, élever jusqu’au fils de sa belle ennemie… mais prêt à le tuer aussi, s’il n’obtient pas son « jouet ». Amour ? Caprice ? Folie ?…
Oreste (Pierric Plathier) ambassadeur des Grecs et fils du roi Agamemnon, est certes amoureux d’Hermione, ce qui n’est pas réciproque, mais évoque surtout ici, par son jeu, l’attitude d’un émissaire concret, efficace, stratégique, en articulant les vers aussi bien que la prose ! Conseillé par Pylade (Jean-Baptiste Anoumon), son ami et confident, tout aussi agile orateur, les deux personnages s’organisent et s’unissent pour gagner la « partie ».
Hermione (Chloé Réjon) aussi réclame son droit, sa promesse d’hymen avec le roi d’Épire. Personnage le plus pervers et le plus diabolique, elle manipule, exige, calcule, pousse jusqu’au crime avec un sang glacial et un œil luciférien !
Sacré bras de fer de Stéphane Braunschweig qui réussit à mettre en lumière, sans changer un mot de la langue de Racine, simplement par sa mise en scène (décor, costumes, direction d’acteurs…) la haine plutôt que l’amour ; qui présente les belligérants comme les véritables victimes d’un contexte sociétal qui les dépasse ! Dans ce parti pris, l’amour est un combat, une négociation, une guerre d’intérêts, une force obscure, un outil de déraison…
Un jeu d’échec où le cœur échoue, parce qu’un peuple porté au front, même vainqueur, est un peuple qui perd la face en détruisant ses… racines !
À méditer !
Nathalie Audin
2 juillet 2024
Mise en scène et scénographie : Stéphane Braunschweig
Distribution
Andromaque : Bénédicte Cerutti
Pyrrhus : Alexandre Pallu
Hermione : Chloé Réjon
Oreste : Pierric Plathier
Pylade : Jean-Baptiste Anoumon
Cléone : Clémentine Vignais
Phoenix : Jean-Philippe Vidal
Céphise : Boutaïna El Fekkak