La fin d’un injuste purgatoire
“Il y a deux espèces de musique, la bonne et la mauvaise. Et puis, il y a la musique d’Ambroise Thomas“. Ainsi s’exprimait Emmanuel Chabrier le compositeur de L’Etoile et du Roi Malgré lui. Dieu sait si nombre de bons esprits et de musicologues prétendument « avertis » ont glosé sur la musique d’Ambroise Thomas taxée de « facilité » et de « fécondité excessive » ! Son œuvre tomba dans l’oubli après sa mort en 1896 et entra pendant des décennies dans un long purgatoire (mais, au fond, n’en fut-il point de même pour Meyerbeer ?). Or Hamlet (1868) est désormais revenu au goût du jour. Force est de constater que tous les attraits de la partition, où alternent des mélodies parfaitement inspirées et une force dramatique en tous points efficace, placent cette œuvre parmi les plus significatives des grands opéras français du 19e siècle. Sa reconnaissance nationale et internationale ces dernières décennies répare ainsi l’injustice d’une certaine époque.
Hamlet la « renaissance » dans les plus éminents théâtres internationaux
En 1983 Richard Bonynge enregistre une intégrale d’Hamlet avec Sherill Milnes et Joan Sutherland. En janvier 1993 l’Opéra de Monte-Carlo affiche Thomas Hampson dans le rôle du prince du Danemark. En juin 2000 le Théâtre du Châtelet à Paris réunit pour la circonstance Thomas Hampson, Natalie Dessay et José Van Dam. En 2003 Simon Keenlyside marque de son empreinte le rôle au Royal Opera House de Londres aux côtés de Natalie Dessay puis en 2010 au Metropolitan Opera de New York. Une coproduction de l’Opéra de Marseille (2010) et de l’Opéra du Rhin (2011) propose Hamlet dans une mise en scène de Vincent Boussard avec respectivement Franco Pomponi et Stephane Degout dans le rôle-titre (L’Opéra de Marseille réitère en 2016 avec Jean-François Lapointe). Au Theater an der Wien en 2012 Olivier Py met en scène Hamlet avec Stéphane Degout, production que l’on retrouvera au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en 2013. En décembre 2018 l’Opéra Comique à Paris s’empare à son tour d’Hamlet en affichant Stephane Degout et Sabine Devieilhe dans la mise en scène de Cyril Teste (reprise en 2022) (retransmission télévisée et DVD). Plus récemment en mars 2023 c’est Krzysztof Warlikowski qui présente à son tour sa vision de l’œuvre à l’Opéra de Paris en mars 2023 avec Ludovic Tézier, Lisette Oropesa, Eve Maud Hubeaux, Jean Teitgen et Clive Bayley (les quatre derniers se retrouvant dans la production salzbourgeoise).
Cette énumération, qui ne prétend nullement être exhaustive, démontre, si besoin était, que l’opéra d’Ambroise Thomas n’est plus confiné – loin de là – dans son purgatoire et mérite incontestablement de demeurer inscrite dans le riche répertoire des œuvres lyriques françaises.
Hamlet au Festival de Salzbourg : les indéniables vertus d’une version de concert
La salle du Felsenreitschule (Ecole d’équitation ou « Manège des rochers ») accueillait donc – parmi nombre de productions – Hamlet en version de concert. Des trois ouvrages auxquels nous avons assistés (Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach et Le Joueur de Prokoviev) ce fut celui qui incontestablement recueillit le plus grand succès. Dans une salle aussi vaste – et avec un public qui n’est pas systématiquement démonstratif – voir l’ensemble des spectateurs debout, longuement applaudir et ovationner les principaux protagonistes, l’orchestre et les chœurs demeure chose d’autant plus rare que l’ouvrage n’est pas spécialement familier aux spectateurs germaniques.
Il faut dire que le niveau atteint dans ce que l’on peut considérer comme l’un des festivals parmi les plus réputés dans le monde, est stupéfiant avec deux phalanges exceptionnelles : d’une part, l’orchestre du Mozarteum de Salzbourg qui, somptueux ce soir-là, se montrait l’égal de l’Orchestre Philharmonique de Vienne et d’autre part, le Chœur Philharmonia de Vienne qui peut sans conteste, rivaliser avec les plus remarquables formations de la planète.
Autre considération qui vient à l’esprit : les mises en scène d’opéra sont aujourd’hui, pour nombre d’entre elles, très loin de faire l’unanimité des spectateurs comme des critiques. Le « regietheater » est passé par là avec certains aspects indéniablement positifs mais aussi avec ses excès, ses « tics », ses outrances. On peut évidemment actualiser avec un indéniable bonheur, certaines œuvres pour les rendre plus accessibles au public d’aujourd’hui et les mythes éternels, comme par exemple ceux de Don Juan ou encore de Roméo et Juliette qui sont effectivement de tous les temps (et de tous les lieux), supportent aisément une transposition adroitement faite. Mais pareil processus tournant souvent au système, on se heurte parfois à des aberrations surtout que certains metteurs en scène ont tendance à jouer fâcheusement dans la cour de l’abstraction, du misérabilisme ou de la vulgarité.
Une adroite « mise en espace »
On l’a écrit à plusieurs reprises dans nos colonnes : la version de concert a donc l’intérêt de capter toute l’attention des auditeurs sur la musique et sur le chant. Ici – comme au Festival d’Aix-en-Provence la saison dernière pour Otello de Verdi – les protagonistes n’ont pas les yeux rivés, comme c’est souvent le cas, sur la partition puisque il n’y a aucun pupitre. Chacun des solistes peut ainsi véritablement « interpréter » son rôle avec des entrées, des sorties et des confrontations qui s’inscrivent dans un processus « théâtralisé » (il est au demeurant plus objectif de qualifier, en la circonstance, cette version de « mise en espace » que de « version de concert ») au point que le spectre du roi apparaît tout en haut de l’une des nombreuses alvéoles qui constituent le fond de ce Manège des rochers. Le cadre même enferme opportunément les personnages dans un oppressant huis-clos où se côtoient, quasiment de la première à la dernière scène, la folie et la mort.
Par ailleurs la parfaite visibilité de l’orchestre nous a permis d’apprécier d’autant plus les interventions- magistrales – de certains instruments comme le solo de trombone qui ouvre le deuxième tableau de l’acte I (avant l’apparition du spectre du roi), celui du saxophone au second tableau de l’acte II à l’arrivée de la troupe de comédiens convoquée par Hamlet, ou encore le solo de clarinette avant la grande scène de la folie d’Ophélie à l’acte IV.
Le succès d’une nouvelle génération d’artistes français de grand talent
Toute une nouvelle génération d’artistes français qui porte notre répertoire dans les théâtres internationaux est ici réunie : donc grand sujet de satisfaction.
Au premier rang Stéphane Degout dans le rôle-titre. Son Hamlet est parfaitement connu puisqu’il l’a successivement interprété à Strasbourg, Vienne, Bruxelles, et Paris avec Sabine Devieilhe en Ophélie (retransmission télévisée et DVD). Le baryton français se produit avec bonheur sur toutes les scènes internationales dans nombre de rôles et dans divers répertoires (il sera prochainement à l’Opéra de Lyon pour Wozzeck d’Alban Berg). Son expérience musicale, lyrique et théâtrale l’a conduit à une maîtrise exceptionnelle du phrasé, et à la pénétration des rôles à l’instar d’un comédien de théâtre. Il sert avec toutes les nuances requises, un Hamlet fiévreux, introverti, intégrant avec un art consommé cette folie inhérente au personnage servi par une articulation et une diction souveraines, l’homogénéité d’un timbre sur toute sa tessiture, et un sens du phrasé inouï. Un modèle d’art du chant capable de tout assumer, de la vaillance au moindre murmure. La voix sait se rendre subtile dans les chuchotements et éclatante dans les accès de colère ou de rage. Le timbre n’est pas sans rappeler celui de l’un des célèbres barytons français en l’occurrence Robert Massard.
Révélation incontestable de la soirée en Reine Gertrude : celle de Eve-Maud Hubeaux, cantatrice franco-suisse qui poursuit désormais une carrière internationale (son Amneris in loco remarquée en 2022 dans Aïda ainsi qu’une frémissante Eboli dans Don Carlos à l’Opéra de Vienne) .Sa voix puissante et étendue aux graves chauds impressionne dans un rôle hérissé de difficultés vocales, notamment dans la scène violente et pathétique qui l’oppose à son fils.
On peut aussi en dire autant de Jean Teitgen dans le rôle du roi Claudius, qui fait valoir une voix de basse longue et ardente et se réjouir d’une révélation : celle de Julien Henric en Laerte (il était Marcellus à l’Opéra de Paris et sera prochainement Melot à l’Opéra de Genève dans Tristan et Isolde) qui avait remporté trois prix dans le concours lyrique « Jeunes espoirs » de Raymond Duffaut en Avignon. Depuis lors s’est ouvert pour ce ténor à la voix claire et percutante une belle carrière qui en fait incontestablement l’un des jeunes artistes du chant français sur lesquels ont peut désormais compter.
A leurs côtés – et après sa remarquable Lucie de Lammermoor (dans sa version française) au Festival d’Aix en Provence en 2023 – nous avons retrouvé avec bonheur la soprano américaine Lisette Oropesa. Maniant un français parfait, sa voix cristalline d’admirable bel cantiste permet de rendre justice au rôle d’Ophélie qu’elle interprète avec une virtuosité technique étourdissante , une grâce idéale et une émotion infinie, et les deux voix d’Hamlet et d’Ophélie se retrouvent en un équilibre parfait lors de leurs duos.
En spectre du roi défunt Clive Bayley déploie une voix sépulcrale à souhait. Des artistes de grande qualité investissent ce qu’il est convenu de qualifier de « seconds rôles ». Citons pour leur talent : Jerzy Butryn en Polonius, Liam James Karai en Horatio, Raúl Gutiérrez en Marcellus, Ilya Silchuk en premier fossoyeur et Seungwoo Simon Yang en deuxième fossoyeur.
Il faut également dire tout ce que direction d’orchestre précise et grandiose de Bertrand de Billy apporte à cet Hamlet. Le chef ayant une parfaite connaissance de l’ouvrage (comme en témoigne son enregistrement en DVD au Liceo de Barcelone), une extrême maîtrise des instrumentistes des choristes et des solistes.
Au risque d’être taxé de chauvinisme, quelle beauté que le répertoire français quand il est joué et chanté avec pareil style et avec une ampleur qui n’exclut en aucune manière le moindre des détails ! Une soirée qui, ayant rencontré l’enthousiasme d’un public conquis, aura incontestablement marqué cette édition 2024 du Festival de Salzbourg.
Christian Jarniat
19 août 2024
Direction musicale : Bertrand de Billy
Distribution :
Hamlet : Stéphane Degout
Ophélie : Lisette Oropesa
Claudius : Jean Teitgen
La Reine Gertrude : Eve-Maud Hubeaux
Laërte : Julien Henric
Le Spectre du Roi : Clive Bayley
Polonius : Jerzy Butryn
Horatio : Liam James Karai
Marcellus : Raúl Gutiérrez
Premier Fossoyeur : Ilya Silchuk
Second Fossoyeur : Seungwoo Simon Yang
Orchestre du Mozarteum de Salzbourg
Chœur Philharmonia de Vienne