Adapté du show de la grande chanteuse de jazz Stevie Holland, crée en 2013 au York Theater de New York, Love, Linda a enfin vu le jour en France, l’été dernier, à l’occasion du festival Off Avignon : un pur instant de plaisir avec sa dose de mélancolie et de désastre comme il sied à toute bonne chanson du cher Cole Porter.
En voyant, aux saluts finals, les visages rayonnants des spectateurs reprenant en chœur C’est magnifique !, l’une des plus célèbres chansons du mythique compositeur de l’Age d’Or de Broadway, on se souvenait, non sans émotion, de la première fois où l’on avait croisé le sourire d’Isabelle Georges, non loin de la salle du Chêne noir, sur la scène de l’Opéra d’Avignon, dans les robes de Kathy Selden, l’inoubliable héroïne de Singin’ in the Rain : c’était hier…il y a tout juste vingt cinq ans.
Depuis lors, bien sûr, nous avions eu l’occasion de régulièrement constater quelle authentique entertainer – ce mot intraduisible de nos cousins d’outre-Atlantique qui désigne les membres les plus brillants du monde du spectacle – était progressivement devenue Isabelle Georges, dans des spectacles qui ont, pour la plupart, recueilli les faveurs du public comme de la critique internationale : Une étoile et moi, Padam Padam, Broadway en chanté, Du Shtetl à New York, Oh Là Là ! (ce dernier show lui ayant offert les portes du mythique 54 Below de Manhattan).
Comme la plupart du temps, accompagnée au piano par le brillant Frederik Steenbrink, qui coordonne ici un fort beau trio composé de Nicolas Grupp (contrebasse) et Cyril Drapé (contrebasse), Isabelle Georges « est » donc, pendant un peu plus de 60 mn, pour notre plus grand bonheur, Linda Lee Porter, la si spirituelle et sophistiquée, mais non moins bouleversante, épouse du compositeur de Night and Day.
Dans une élégante mise en scène de Tristan Petitgirard, qui mêle au récit de Linda, pour mieux encore le mettre en relief, certains des titres les plus incontournables de Cole – de So in Love, chanté dans l’adaptation française de Pierre Marcel, à My Heart Belongs to Daddy en passant par You Do Something to Me et Love For Sale – la scénographie vise à la simplicité et nous entraîne dans l’album de famille du couple si extra-ordinaire des Porter : on connaissait bien Cole, l’enchanteur des Roaring twenties, l’un des compositeurs cités par Gertrude Stein et par FS Fitzgerald, on (re)découvre Linda, femme de tête et d’esprit, à l’énergie débordante, bien loin de se limiter à n’être seulement que la « femme de… ».
N’édulcorant aucun moment de la vie du compositeur, le texte – adapté en français par Isabelle Georges – aborde évidemment la question de l’homosexualité de Cole et de ces quelques trente-cinq années d’un compagnonnage amoureux hors-normes… .
Le mot « Love » est dans l’American Songbook celui qui a sans doute été le plus utilisé : Cole Porter ne fait donc pas exception à la règle et, dans le seul spectacle chroniqué ici, l’occurrence apparaît dans six titres sur vingt. Ne nous y trompons pas cependant ! L’amour décrit dans des hits tels que So in Love, Let’s Do It ou Love for Sale n’a rien de très sucré et nous parle crûment de la relation de deux êtres… entre esprit de la fête et esthétisation de la fuite du temps.
La détresse et l’enchantement de la fameuse Lost Generation (« Génération Perdue »), dont d’une certaine manière Cole Porter peut se revendiquer, lui qui a aussi contribué à mettre à la mode Montparnasse et Riviera, Isabelle Georges en connaît l’alpha et l’omega et nous délivre ainsi, non sans humour, des morceaux d’une vie placée sous le signe de la libération des mœurs – bits of Paradise ? – d’un Cole Porter entiché, à Venise, d’une princesse San Fantino ou en correspondance amoureuse avec le chorégraphe et poète Boris Kochno.
Dans sa manière d’aborder chaque titre de sa voix aux résonances moirées, Isabelle Georges, sans jamais négliger l’énergie gaie qui cisèle chaque chanson de Cole Porter, sait mettre en relief une inspiration où la gaîté ne se sépare jamais de l’inquiétude, de la délicatesse du temps qui passe, note après note, et que les allitérations essayent en vain de retenir. On retiendra plus particulièrement au sein de ce « voyage sentimental », entre New York, Paris et Hollywood, une émouvante version française de Miss Otis Regrets et un medley, interprété de sa voix de crooner, par Frederik Steenbrink et Isabelle Georges sur deux titres-phares, chantés en même temps : In the Still of the Night/I’ve Got You Under My Skin. Pour nous, l’un des moments d’émotion pure de la soirée, tout comme lorsque, à deux reprises, notre héroïne du soir rechausse ses chaussures de claquettes et nous fait nous souvenir de cet art du Tap Dance qu’elle a toujours si bien maîtrisé.
Jusqu’à l’accident de cheval dramatique qui, en 1937, l’handicapera gravement jusqu’à la fin de sa vie, Cole Porter aura fait de son existence une œuvre d’art. Dans la dernière partie du show, Linda nous dit avec quelle énergie il continue cependant à composer quelques-unes des plus célèbres comédies musicales de son temps (Kiss Me, Kate) et conserve au zénith sa veine d’inspiration.
Avec beaucoup de finesse, le texte évoque la mort de Linda, en 1954. Cette fois-ci, la fête est bel et bien terminée pour Cole mais, comme nous sommes au théâtre et que tout finit toujours par des chansons, le texte de Wunderbar !, extrait de Kiss Me, Kate, traduit ici en français, fait soudain apparaître, dans une toilette magnifique, la silhouette élancée de Linda Lee, épouse et muse de Cole Porter pour l’éternité.
Hervé Casini
11/7/2025
Les artistes
Linda Lee Porter : Isabelle Georges
Piano : Frederik Steenbrink
Contrebasse : Cyril Drapé
Batterie : Nicolas Grupp
Mise en scène : Tristan Petitgirard
Le programme
Love, Linda, La vie de Mrs Cole Porter, spectacle musical créée au York Theatre, NewYork, 2013
Musique : Cole Porter (1891-1964)