Voici donc la sixième production de Madama Butterfly parmi celles chroniquées dans nos colonnes en dix mois : aux Arènes de Vérone en septembre 2023 (mise en scène de Franco Zeffirelli), à l’Opéra de Nice et au Théâtre Anthéa d’Antibes (mise en scène de Daniel Benoin), au Royal Opéra House de Londres (mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier) et enfin au Métropolitan Opéra de New York (mise en scène d’Anthony Minghella). Ceci permettant d’avoir un panel comparatif diversifié au regard de la production du Festival d’Aix-en-Provence.
La plupart de ces versions scénographiques proposent de l’opéra de Puccini une vision tournée vers l’extérieur avec la baie de Nagasaki et la maisonnette de location qui doit abriter les amours éphémères de l’officier de marine américain et de la jeune geisha japonaise, la végétation qui l’entoure, le ciel, les fleurs et les nombreux personnages du chœur qui constituent, notamment au premier acte, la famille de l’héroïne.
La production du Festival d’Aix-en-Provence dans la mise en scène d’Andrea Breth se situe complètement à l’opposé de pareille optique. En effet, les trois actes se déroulent dans un décor unique où toute idée de nature ou d’extérieur est complètement exclue. Le drame pourrait ainsi justifier son titre de « tragédie japonaise » en huis-clos avec une totale unité de lieu. La scénographie de Raimund Orfeo Voigt proposant une sorte de boîte noire avec une structure métallique comparable à celle d’un univers carcéral.
Avant la première note de musique, trois personnages entièrement vêtus de noir entourent un gong dont le son constitue, en quelque sorte, les trois coups initiaux. Ces personnages portent un masque blanc. Il s’agit de danseurs qui exécutent une pantomime lente. Tout d’ailleurs au long de l’opéra sera marqué par plusieurs critères : la cadence extrêmement lente des mouvements de danse et certaines références au théâtre japonais Nô ou Kabuki. Les choristes invisibles sont dissimulés en coulisses. Pas ou peu d’actions se déroulant de manière réaliste : un univers de “natures mortes”.
Lorsque l’ouvrage commence, un seul élément de décor : celui d’un paravent de couleur jaune avec des branchages stylisés tranchant sur le fond noir. Autour d’une petite table, deux hommes en tenue civile échangent des propos. Il s’agit de Goro et de Pinkerton. Dans une encoignure, un individu muet fume un cigare tandis qu’une sorte de tapis roulant partant des coulisses, traversant toute l’avant-scène puis revenant en coulisses, permet de faire défiler des personnages toujours de manière lente. On peut penser qu’il s’agit là d’une salle d’attente (peut-être celle d’une officine où des étrangers viennent faire le choix d’une geisha afin d’assouvir leurs désirs). L’éclairage est relativement faible. L’idée du « double » est mise en exergue puisque une seconde Cio-Cio-San presque enfant surviendra, peu après l’entrée de l’héroïne, lors de l’évocation du suicide du père. On s’apprête ensuite à un mariage dans lequel tout folklore japonais se trouve banni. La famille de la future épouse n’apparaît pas et les chœurs, qui traditionnellement l’entourent, chantent leurs parties en coulisses. Comme au début les personnages masqués épieront derrière les panneaux cette cérémonie réduite à peu de choses
En somme, tout ce premier acte va demeurer statique mais il en sera de même pour les actes ultérieurs. Le bonze qui lance sa malédiction défilera comme les danseurs sur le tapis roulant qui traverse la scène. Le long (et magnifique) duo d’amour qui conclut le premier acte fait ici abstraction de toute une palette de sentiments qui n’apparaissent pas clairement dans ses diverses phases (la crainte, la consolation, l’admiration, le doute, l’attrait, le désir, et l’érotisme sous-jacent)
A l’acte 2, le décor demeure constitué par la structure métallique noire du premier acte et les grilles. Tout au plus le paravent est déployé dans toute sa largeur sur la scène avec un plateau curieusement parsemé de bougies de tailles différentes, le tout venant accentuer le caractère d’enfermement des protagonistes dans un lieu clos et sombre quelque peu funèbre.
Ceux-ci davantage plongés dans l’introspection que précédemment (Cio-Cio-San et Suzuki occupant quasiment seules l’ensemble de cet acte avec les interventions épisodiques du consul, de Goro et de Yamadori) un sentiment d’ennui s’installe parfois d’autant que la rupture ménagée par l’épisode du duo des fleurs ne s’ouvre, là encore, sur aucun extérieur. Les danseurs masqués tiennent dans leurs mains, au travers des interstices des parois, des bouquets qui paraissent mortifères. La vision de la baie de Nagasaki est à nouveau occultée ce qui laisse complètement abstraite la notion du retour tant attendu par Cio-Cio-San de Pinkerton (tout au plus est-il brièvement évoqué par un danseur portant entre ses mains la maquette d’un navire enluminé).
Au long de l’attente de Cio-Cio-San, des danseurs manient de grands oiseaux-marionnettes blancs et noirs et lorsque le rideau qui encadre la boite noire se referme, seul le personnage de l’héroïne est au centre tandis que, venant de cour et jardin, les danseurs se font porteurs de grandes lanternes.
En outre le personnage de l’enfant n’est pas un être vivant mais une poupée (encore un repère émotif qui disparaît). Kate Pinkerton s’introduit avec curiosité dans les lieux épiant pendant de longues minutes Cio-Cio-San endormie puis lui substitue son fils en le prenant entre ses bras comme une sorte de « passation d’une mère à une autre ». Pareille idée obère, lors de la scène finale, l’émotion suprême d’une mère étreignant son enfant avant de se donner la mort. Ce sont à nouveau les personnages noirs et masqués qui apportent le poignard destiné à permettre à Cio-Cio-San d’accomplir le sacrifice rituel et de mettre fin à ses jours.
Essentiellement pour Ermonela Jaho et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon
En juillet 2016, Ermonela Jaho, interprétait Cio-Cio-San dans Madama Butterfly dans le vaste vaisseau du théâtre antique d’Orange. Quelques semaines plus tard, elle était appelée à remplacer Diana Damrau qui avait renoncé à chanter le rôle de Violetta dans La Traviata. Interprétations dramatiques et vocales qui avaient marqué incontestablement les annales des Chorégies d’Orange.
On sait par ailleurs que la soprano albanaise poursuit depuis des années une riche carrière internationale tout en participant à nombre d’enregistrements (sa récente prestation de Liu dans Turandot pour le label Warner Music avec Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann sous la baguette d’Antonio Pappano en témoigne). Elle s’est aussi forgé une spécialité du répertoire vériste (comme par exemple, Suor Angelica). Cette « chanteuse-tragédienne » apporte à l’opéra une force dramatique toute particulière, mais aussi une vulnérabilité à fleur de peau laquelle se traduit par des accents bouleversants, tant sur le plan du théâtre que sur celui du chant. Par ailleurs, Ermonela Jaho est pourvue d’un instrument capable de transmettre une émotion intense par une voix parfaitement conduite au timbre chaleureux qui sait alterner les couleurs de phrases et les nuances allant des fortissimos aux pianos avec un art subtil qui n’appartient qu’à quelques éminentes cantatrices. En l’écoutant, on ne peut s’empêcher de penser à celles qui se sont illustrées dans pareil répertoire comme Magda Olivero et Raina Kabaivanska. Après un magnifique concert (consacré à Puccini) à l’Opéra de Nice il y a quelques semaines, assez bizarrement, la chanteuse nous a paru en cette soirée quelque peu « en retrait » (peut-être en raison de cette mise en scène tout à fait particulière ?) avec parfois quelques incertitudes dans le medium et les notes graves. Pour autant, ses aigus demeurent puissants et ses mezza-voce lumineuses. Elle a été très longuement ovationnée lors des saluts et ce n’est que justice.
Le Pinkerton d’Adam Smith est certes un lieutenant de belle allure, mais « l’italianité » lui fait singulièrement défaut et le timbre très souvent « tubé » se double d’une expression monocorde. Même s’il s’applique par moments à certaines nuances, il n’en demeure pas moins que l’on souhaiterait un autre partenaire davantage extraverti vocalement au regard de l’interprétation de l’héroïne.
Lionel Lhote est un efficace consul Sharpless avec sans doute une voix de baryton plus claire que celles auxquelles nous ont accoutumé certains interprètes. Le Goro de Carlo Bosi entre dans les canons habituels de pareil emploi tandis que la Suzuki Mihoko Fujinura nous laisse quelque peu sur notre faim en comparaison de ses prestations dans des rôles wagnériens comme Kundry de Parsifal (question – encore une fois – peut être de mise en scène ?).
L’orchestre de l’Opéra de Lyon s’avère comme à son habitude superlatif sous la direction de son chef Daniele Rustioni (superbe interlude entre le deuxième et le troisième acte) lequel – dans la tonalité si particulière de ce spectacle – a parfois peut être visé davantage à l’épure plutôt que de se laisser submerger par la charge émotionnelle de la partition luxuriante de Puccini.
Christian Jarniat
8 juillet 2024
Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Andrea Breth
Décors : Raimund Orfeo Voigt
Costumes : Ursula Renzenbrink
Lumières : Alexander Koppelmann
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Distribution:
Cio-Cio-San : Ermonela Jaho
B.F.Pinkerton : Adam Smith
Suzuki : Mihoko Fujimura
Sharpless : Lionel Lhote
Goro : Carlo Bosi
Lo zio Bonzo : Inho Jeong
Il principe Yamadori : Kristofer Lundin
Kate Pinkerton : Albane Carrère
Il commissario imperiale : Kristján Jóhannesson