C’est sous un déluge d’applaudissements, public debout, que s’est achevé, samedi 12 juillet, le récital donné par l’immense soprano Ermonela Jaho accompagnée au piano par sa nièce, l’exquise Pantesilena Jaho.
De mémoire de festivalier aixois, cela faisait longtemps que l’on n’avait pas entendu une soirée aussi époustouflante et un public si délirant !
En entrant dans la salle du Conservatoire d’Aix-en-Provence et en consultant le programme de salle, déjà bien roboratif – mélodies, arie di camera et airs d’opéras de Donizetti, Cilea, Tosti, Wolf-Ferrari, Mascagni et Puccini donnés sans entracte ! – on pressentait que l’une des plus attachantes artistes du paysage lyrique international, depuis quelques trente années de carrière, ne s’en tiendrait probablement pas là et ferait de ses bis, exercice d’obligation pour beaucoup de ses consœurs, une véritable troisième partie, placée sous le signe du partage avec son public : nous étions cependant loin d’anticiper un tel déchaînement d’enthousiasme et d’émotions, conduisant l’artiste, au beau milieu d’un feu d’artifice de bis, à rechanter une stupéfiante entrée d’Adriana Lecouvreur, peut-être encore plus théâtrale que la version donnée en fin de première partie !
Nous le savions déjà : lorsqu’Ermonela Jaho se présente devant le public, chaque partie de son programme, jusqu’ à la plus simple mélodie, devient une action dramatique miniature ! Ainsi de ce Lamento per la morte di Bellini composé par Donizetti – à l’honneur de ce début de programme – qui nous plonge dans le salon milanais de la comtesse Maffei, le poème mis en musique par le compositeur bergamasque étant lui-même l’œuvre du grand Andrea Maffei, futur co-librettiste de Macbeth et d’I Masnadieri pour Giuseppe Verdi. Dans cette superbe cantilène, particulièrement opératique, comme dans l’aria di camera qui lui fait suite « La mère et l’enfant » – sur un poème français d’Auguste Richomme -, Ermonela Jaho capte immédiatement l’attention du public par cette vis dramatica de grande tradition où l’art de la projection et le sens inné de tragédienne qui est le sien fascinent immédiatement l’auditoire. Aucun vérisme de mauvaise tradition ici mais, bien davantage, une esthétique vocale proche de Cherubini ou d’Halevy. C’est d’ailleurs fort logiquement que la scène finale d’Anna Bolena, « Piangete, voi ? Al dolce, guidami » achève le cycle sur la vision dramatique de la malheureuse souveraine sombrant dans une folie parfaitement romantique et incarnée : ici, l’art du chant spianato – apaisé -, sous-tendu par le legato parfait du piano de Pantesilena Jaho, le dispute aux déflagrations soudaines recherchées dans la partie la plus aiguë de la voix, d’une pureté adamantine, et ne fait plus qu’un avec le geste décisif du bras qui vient accompagner le chant. Des « Brava ! » sonores commencent à être lancés de part et d’autre de la salle mais … ce n’est qu’un début.
Le voyage sentimental d’Ermonela Jaho nous conduit maintenant vers le Mezzogiorno avec, tour à tour, une série de mélodies de Cilea puis de Tosti. Ici, avec sa robe noire se terminant par une tulle blanche, pareille à une héroïne d’un roman de Lampedusa, l’interprète ne succombe jamais à la facilité d’une interprétation qui, chez d’autres, pourrait se faire relâchée… . Si le bas-médium, souvent sollicité ici – « Non ti voglio amar », « Lontananza ! », « Serenata » – semble parfois rechercher une assise, la technique, parfaite, permet à la voix de ne jamais se retrouver à l’étroit et de très vite prendre le large. Dans « Lasciami, lascia ch’io respiri », extrait de « Quattro canzoni di Amaranta » sur des poèmes de Gabriele D’Annunzio puis dans le célèbre « Ideale », probablement portée par le climat mélancolique imposé par la pianiste, le chant se fait plus bouleversant, porteur d’une émotion à fleur de peau, comme toujours sincère avec cette artiste. De même, avec les mélodies de Wolf-Ferrari, extraites du « Canzoniere » et de « Quattro rispetti », on est de nouveau frappé par la science consommée des variations entre forte/mezzo forte/dimunendi et par l’intelligence d’approche de ces textes traditionnels toscans – « O miei sospiri, andate ove vi mando », « Quando ti vidi a quel canto apparire » – non dépourvus à l’occasion d’un humour pimpant – « Angiolo delicato fresco e bello » – que notre diva sait traduire à merveille !
Fort à propos, en véritable pédagogue de son art, Ermonela Jaho introduit la « Serenata » de Mascagni, en expliquant au public que le compositeur livournais n’est pas seulement le compositeur de Cavalleria Rusticana mais qu’il connaît également parfaitement son Romantisme musical : en témoigne, de fait, cette mélodie à l’écriture élégiaque, qui ne peut cependant nous empêcher de songer à la Sicilienne de Turiddu…
De même de ces mélodies signées Puccini telles que « Sole e amore » ou « Sogno d’or » au milieu desquelles passe soudain, pour la première, une phrase de « Donna, non vidi mai… », l’air de Des Grieux dans Manon Lescaut ou, pour la seconde, le magnifique thème du quatuor de La Rondine que, fort subtilement, la pianiste a arrangé de telle sorte qu’il vienne se greffer à l’air de Magda « Chi il bel sogno di Doretta », extrait du même opéra ! A la fin de cet air, on demeure subjugué par le pianissimo filé que l’artiste donne à entendre.
Comme le savent parfaitement tous les aficionados de la dame, les airs d’opéras qu’elle interprète en récital sont autant d’incursions dans le rapport consubstantiel d’une artiste et du compositeur qu’elle sert. En témoigne, d’emblée, un « Io son l’umile ancella » d’Adriana Lecouvreur où la science consommée des clairs-obscurs de l’artiste trouve là son terrain de jeu favori ! Le triomphe indescriptible qui accueille cet air-signature de la cantatrice albanaise – on entend même des « Divina ! » parmi une assistance émue aux larmes – la conduira ainsi, lors des bis, à renouveler, avec cet air, le miracle d’un chant aux moyens généreux et à la mezza di voce hallucinante.
Après avoir rendu un vibrant hommage parlé puis chanté – avec « Ombra di nube » de Licinio Refice – à Pierre Audi, directeur des lieux récemment disparu, c’est avec « Un bel dì vedremo » extrait de Madama Butterfly – ouvrage qui a marqué, l’an dernier, son entrée au festival d’Aix-en-Provence – qu’Ermonela Jaho nous donne un énième exemple de la manière dont elle peut devenir le personnage sous nos yeux embués. Suivra un « O mio babbino caro » qui nous rappelle la difficulté de chanter, vraiment (!), cet air lorsqu’on veut bien se donner la peine de faire ressortir toutes les couleurs de la palette du compositeur lucquois !
Ne parvenant pas à prendre congé d’un public en transe auquel elle aura, tout au long de ce récital, été reliée si étroitement, c’est finalement avec l’« Ave Maria » de la Desdemona verdienne, les bras en croix sur la poitrine, le regard élevé vers un Ailleurs dont elle seule a le secret, que les sons filés et comme en suspension dans l’air d’Ermonela Jaho nous conduisent, dans une plénitude simple et profonde à la fois, vers un « Amen » d’anthologie.
Hervé Casini
12 juillet 2025
Les artistes :
Soprano : Ermonela Jaho
Piano : Pantesilena Jaho
Le programme
Mélodies et airs d’opéra de Gaetano Donizetti, Francesco Cilea, Francesco Paolo Tosti, Ermanno Wolf-Ferrari, Pietro Mascagni, Giacomo Puccini, Licinio Refice, Giuseppe Verdi.