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Faust de Gounod, Opéra Royal de Wallonie, Liège.

Faust de Gounod, Opéra Royal de Wallonie, Liège.

samedi 20 septembre 2025

©J-Berger_ORW-Liège

LES DIABOLIQUES

Au terme d’une soirée incroyable à divers titres, il nous est possible d’affirmer qu’avec cette nouvelle production du Faust de Gounod, l’Opéra Royal de Wallonie a frappé un très grand coup pour son ouverture de saison.

0 le chef 1
©J-Berger_ORW-Liège

Une soirée mémorable se joue dès les premières mesures : Giampaolo Bisanti, directeur musical in loco, a su immédiatement capter l’auditoire, avec trois principes auxquels le chef demeurera inflexiblement fidèle jusqu’au terme de la soirée : la souplesse des nuances qui permet de faire ressortir tel ou tel détail mais sans jamais perdre la ligne avec un legato orchestral de toute beauté, la splendeur des multiples soli instrumentaux et des traits aux bois et vents appuyés sur une pulsation animée, et plus encore une pâte orchestrale dense, riche, aux couleurs vives, comme peintes à la gouache et au couteau : l’intensité du son comme du rythme propose ainsi une approche très éloignée de ce que la tendance actuelle nous impose plus que de raison, à savoir la transparence antidramatique. À titre de preuve, la première partie, d’une durée “Elektraïque” de 1h45 (!), passe sans le moindre moment d’ennui, avec une tension permanente qui n’exclut pourtant pas les moments rêveurs ou les suspensions les plus chatoyantes. La deuxième partie, plus noire et plus tragique, devient une grande course à l’abîme et l’absence de pause entre certains tableaux renforce encore cette impression d’avancée inexorable. Voilà un chef qui a compris ce que le théâtre lyrique exige, et qui happe le spectateur sans jamais le lâcher, tout en veillant à soutenir ses chanteurs et à les motiver en permanence.

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©J-Berger_ORW-Liège

En harmonie parfaite avec cette direction flamboyante, digne des grands opéras meyerbeeriens créés à peine plus de vingt ans avant le chef-d’œuvre de Gounod et dans lesquels le compositeur puise clairement son esthétique, la production joue sur les “désirs contradictoires” comme sur un bric-à-brac visuel qui réconcilie Beni Montresor et Olivier Py, Cranach et catrinas, cabinet de curiosité et curieux débordements baroques. C’est régressif et jouissif ! La mise en scène, folle et constamment spectaculaire, n’oublie pas le plaisir presque enfantin pris au chatoiement de costumes parfois délirants, aux fumées et au projections, aux accessoires géants, aux transformations du décor. Pour autant, avec les personnalités dont il disposait, Strassberger a réalisé aussi un très beau travail de direction de comédiens : pas un chanteur qui ne soit naturel, investi, jouant juste et avec émotion. La lecture proposée n’exclut pas les belles trouvailles : la voix “mentale” du vieux Faust au début ; les projections d’images de la guerre pendant le “Gloire immortelle” (ou comment la fleur au fusil se mue en brancards puis en fosses communes alors que l’esprit frondeur et patriote hurle à nos oreilles) ; l’éjection de Méphisto, lui, le porteur de lumière, devenu l’ange déchu ; la chambre de Marguerite où l’on s’attend à voir surgir l’ignoble Charcot prêt à l‘embarquer pour le bal des folles,… Tant de moments seraient à citer ! Mais ce qui ressort de tout ce fatras clinquant, hyperbolique et séducteur en diable, est l’évidence qu’une lecture proche de la lettre peut posséder son identité propre, que le spectacle d’aujourd’hui n’appelle pas mécaniquement la modernisation ni l’ascèse scénique, et que les chanteurs (qui s’en étonnera ?) donnent, dans un tel contexte, le meilleur d’eux-mêmes !

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Passons rapidement sur le Valentin de Markus Werba à la ligne soignée mais au timbre un peu monochrome et au brillant insuffisant en termes de projection, pour nous arrêter de prime abord sur les seconds rôles, tous campés avec brio et une grande dignité vocale : Julie Bailly et ses belles couleurs cuivrées en Marthe pimpante, Ivan Thirion qui tire un parti maximal de ses premières répliques en Wagner, grâce à sa présence et à une émission haut placée. Siebel s’avère plus qu’un second plan, d’autant que ce soir, Elmina Hasan, lauréate du 2e prix Operalia 2024, lui offre des couleurs superbes, avec un medium et un aigu glorieux (le si bémol du “victoire” n’est que broutille pour elle !), une présence d’une sensibilité constamment sollicitée : joie supplémentaire, elle interprète aussi avec une grande émotion l’air rarement donné ” versez vos chagrins dans mon âme” dans la scène de la chambre. Un Smeton pour bientôt, on espère, et qui sait ? un jour prochain, Giovanna Seymour ? Un regard posé sur son agenda soulève quelques inquiétudes (Adalgisa, déjà ? Maddalena, sans une assise grave plus autoritaire ?) mais gageons qu’elle saura faire, avec son agent, les choix qui la conduiront au sommet.

Quant aux trois interprètes majeurs de la soirée, c’est peu dire d’affirmer qu’ils ont atteint des sommets !

3 Marguerite 1
©J-Berger_ORW-Liège

Depuis des débuts mozartiens en Zerlina à l’Opéra de Tbilisi en 2000 avant deux années passées à l’académie de la Scala, Nino Machaidze a conquis pas à pas un répertoire plus lourd que ceux de son point de départ comme soprano lyrique : Violetta, puis Thaïs, Desdemona, Manon Lescaut, Elisabeth de Valois, Giselda et Giovanna d’Arco ont ainsi rejoint une galerie de portraits contrastés et palpitants. Sauf erreur, voilà donc sa prise de rôle en Marguerite. La pulpe du timbre sert à ravir les premiers émois du personnage et la cantatrice se jette sans arrière-pensée dans les plaisirs de phrases simples mais belles (le premier duo bref au II) avant de faire scintiller le satin de sa voix dans une ballade du Roi de Thulé au frisson prenant. Dans le crépitement qui suit, les bijoux s’égrènent sans doute plus dans des aigus dardés avec joie que dans les oripeaux bien peu royaux qu’elle manipule. Elle conclut le III sur un contre-ut absolument glorieux. La bascule vers l’univers hautement plus dramatique de la 2e partie n’est que plus méritoire et inattendue. La scène de la chambre devient une véritable scène de folie autant pathétique que vocalement insolente. La scène de l’église fait encore monter d’un cran l’émotion et Machaidze y est alors absolument bouleversante, avec une défonce scénique et vocale qui n’a pas d’autre mot que “dinguerie”. Tout le tableau final marquera les mémoires par son investissement intact. Qu’importe alors une diction parfois peu intelligible, avec des voyelles bien étranges : que l’école de chant en France propose des artistes de ce calibre vocal et de cette énergie théâtrale, et nous retrouverons alors une diction ciselée ! En tout cas, rien, à nos oreilles ni à nos yeux, ne peut amoindrir d’un iota une telle performance.

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©J-Berger_ORW-Liège

La diction ciselée, la pureté stylistique auxquels s’ajoutent un raffinement technique suprême et d’un aboutissement rarissime, une palette de nuances quasi infinie et un art du phrasé digne d’un Kraus sont à retrouver chez John Osborn, dans une forme superlative en ce soir de dernière – après un Arnold qui nous avait laissé un peu sur notre faim, sans doute en raison d’une adéquation vocale plus limitante. Dans les eaux du ténor demi-caractère à la française, Osborn s’affirme presque sans rival aujourd’hui et il peut rappeler le Sabbatini à son sommet : les miracles se succèdent (le si naturel sur “je t’aime” chanté crescendo et decrescendo avec une messa di voce inouïe, exploit que le ténor américain renouvelle sur l’ut de la “présence” en opérant le decrescendo sur la 3e syllabe, un suraigu rajouté, le phrasé à l’archet dans “laisse-moi”, encore plus raffiné dans “Ô nuit d’amour”). Comme le chanteur épouse cette tessiture qui semble écrite pour lui, le comédien se libère d’avantage et aboutit à une scène finale magnifique d’émotion dans laquelle la jubilation du rachat se mue lentement en désespérance métaphysique. Une incarnation à marquer d’une pierre blanche.

Et ce Diable alors ? Séduit-il ? Amuse-t-il ? Impressionne-t-il ? Captive-t-il ?

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©J-Berger_ORW-Liège

Notre dernier souvenir d’Erwin Schrott (Henry VIII dans Anna Bolena au TCE au printemps 2022) était vivement ancré dans notre cœur et nos oreilles – le TCE tremble encore sous l’impact insensé de cette voix de bronze. Ce soir, il a donné l’ampleur intégrale d’un talent incomparable. Le charisme physique et l’aisance théâtrale (digne d’un acteur de cinéma !) de l’artiste sont évidemment un point d’appui majeur pour un tel rôle, que la basse uruguayenne parvient à maintenir sur le fil en équilibre instable entre cabotinage et grande classe, humour et gravité, décalage parodique et premier degré assumé sans ironie. C’est déjà un tour de force, car Gounod n’a pas simplifié la tâche de ses interprètes qui penchent tantôt d’un côté (avec un sérieux excessif) tantôt de l’autre (la soirée basculant alors vers le monde de l’opérette). La facilité scénique s’avère d’un tel niveau que Schrott incarne son rôle sans aucun hiatus, se permettant de petites répliques susurrées, et ne perdant jamais le contact avec ses partenaires. Mais ce qui pourrait n’être qu’une performance dans la caractérisation se double de prodiges vocaux : la voix tonne de haut en bas, avec, fait actuellement rarissime dans cette catégorie vocale, un medium et un grave vrombissants sans l’ombre d’un forçage ou d’un engorgement. De la puissance, il en faut, et pas qu’un peu afin de donner tout son impact à ce personnage maléfique, mais l’artiste répond présent pour toutes les palettes tendues par Gounod : la caresse vocale de l’invocation à la nuit donne le frisson, la sérénade parvient à intégrer à la fois techniquement et interprétativement les ricanements écrits par le compositeur, et les longues phrases sur “ouvre ta porte ma belle” sont chantées avec la grande manière, sublime et raffinée. Le fa dièse conclusif dans la scène de l’église sort, quant à lui, avec un naturel sidérant, au même titre que cette cadence conclusive du “veau d’or”, emplissant la salle sans aucun effort. Samuel Ramey, sur la scène de la Bastille, avait interprété en janvier 1997 ce qui nous semblait voué à rester une référence indétrônable : un chanteur racé, supérieur, magistral, éloquent, capable de raffinement et d’éclat. Mais Schrott le surclasse encore, parce qu’il fait jaillir de sa voix mille et une couleurs comme aucune basse ne m’en a donné à entendre en plus de 45 ans de spectacles entendus à l’opéra. Un artiste totalement accompli, maître de son instrument, de son corps, de son verbe. Son sourire épanoui, large et généreux en réponse aux ovations qui l’ont salué, est à l’image de la soirée qu’il nous a offerte. Qu’on m’apporte illico le pacte à signer sans ciller pour vendre mon âme à un tel DIABLE !

Laurent ARPISON
20 septembre 2025

Direction musicale : Gianpaolo Bisanti
Mise en scène : Thaddeus Strassberger
Chorégraphie : Antonio Barone


Faust :  John Osborn
Méphistophélès :  Erwin Schrott
Marguerite :  Nino Machaidze
Valentin :  Markus Werba
Siebel : Elmina Hasan 
Wagner :  Ivan Thirion
Marthe :  Julie Bailly

Orchestre et Chœur de l’Opéra Royal de Wallonie
Chef de chœur
 : Denis Segond

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