La porte de l’Opéra se referme sur l’effervescence du Vieux Nice. Entrée dans le monde des Arts, de tous les arts.
Dans le hall, une silhouette apparaît, et la prestance du danseur se devine. Luis Valle se présente, décontracté, et d’une élégance naturelle. Aujourd’hui, une série de photos en mémoire d’Eric Vu An, Directeur du Ballet Nice Méditerranée récemment disparu est exposée. Luis Valle s’approche des souvenirs en noir et blanc. Son silence est éloquent, évocateur de respect et d’admiration, de recueillement.
L’émotion de cet instant légèrement dissipée, nous prenons place dans les fauteuils cossus de velours rouge, enveloppés d’Art, dans un décor où chaque peintre, sculpteur ou doreur a exprimé sa passion, omniprésente depuis plus de cent ans. L’instant se prêterait à penser que là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et loyauté.
Dans cette atmosphère classieuse et apaisante, l’artiste retrace son parcours, son histoire, plus encore, son conte de fées.
Luis Valle grandit à Cuba. Enfant très actif, sa mère l’inscrit à la gymnastique. Cette activité lui apporte le défoulement physique dont il a besoin, la discipline, et le détourne des fréquentations, pour certaines peu recommandables de son quartier.
Un soir, il assiste avec sa mère à un spectacle de Ballets. Il n’a que 10 ans, et c’est une révélation. Les prouesses physiques des danseurs l’éblouissent et l’attirent, mais la musique, et la dimension émotionnelle des interprétations, touchent sa sensibilité. Ce soir- là, l’Art cueille son âme, et le tout jeune garçon n’a plus qu’un seul rêve, danser.
A 11 ans, Luis Valle entre à l’Ecole Alejo Carpentier de La Havane, et se jette à corps et cœur perdus dans sa passion nouvelle. Il poursuit brillamment ses classes, puis intègre le Ballet National de Cuba. Son modèle est le célèbre danseur et chorégraphe Carlos Acosta, étoile montante du ballet cubain, souvent comparé aux danseurs russes Mikhail Baryshnikov et Rudolf Noureev, trois étoiles scintillantes et intemporelles. Il nourrit sa passion de cette admiration, subjugué par l’excellence technique et artistique du danseur. Son travail est récompensé, il intègre la Compagnie Carlos Acosta Danse. Il enchaîne les rôles de ballets classiques du répertoire, mais aussi de créations contemporaines. Son rêve d’enfant s’est réalisé, il est danseur professionnel.
Pourtant, l’artiste n’est pas totalement comblé. Il aspire à d’autres découvertes, d’autres expériences artistiques qui ne se présentent pas à Cuba. Mais partir aux États-Unis est hasardeux, et l’Europe semble inaccessible.
La compagnie fait des tournées et se produit en 2017 à Paris. Lorsque les projecteurs s’éteignent, cet avant goût de nouveaux horizons exalte son désir d’ailleurs, son nouveau rêve.
Peu de temps après cette tournée en France, Luis Valle reçoit un courrier, un contrat d’engagement à l’Opéra de Nice. C’est un choc. La nouvelle semble irréelle, impossible, magnifique. Eric Vu An avait assisté à l’une des dernières représentations à Paris, Luis Valle l’ignorait. Le directeur du Ballet de l’Opéra de Nice n’avait pu laisser passer ce talent, et avait tout organisé pour sa venue en France. La vie du danseur bascule, et les émotions se bousculent, entre frénésie et pincement au cœur de quitter ses racines, sa famille. Mais la vocation est plus forte et sans hésitation, il s’envole pour la France.
Luis Valle arrive en février 2018 à Nice, frigorifié par les températures des rudes hivers de la Côte d’Azur (!). Il ne parle pas un mot de français, et le déracinement n’est pas facile. Heureusement, il y a la mer, quasi vitale pour lui. Un clin d’œil de sa bonne fée qui avait prévu qu’en cas de blues, il n’ait que la Promenade des Anglais à traverser pour se ressourcer. Le danseur découvre l’excellence d’Eric Vu-An, son perfectionnisme, sa passion créatrice, mais aussi sa profonde humanité. Son titre de soliste lui offre de nombreux rôles, du répertoire classique à des pièces contemporaines ou néo-classiques, et le public niçois lui témoigne son admiration.
Le conte fées était devenu réalité pourtant, trois mois après son arrivée à l’Opéra de Nice, un verdict tombe, son visa n’est pas renouvelé, et le danseur doit rentrer à Cuba. La décision est déchirante, mais il s’y soumet. Retrouver sa famille et ses racines est certes un grand bonheur, mais la fin du rêve est brutale, et les émotions à nouveau malmenées.
A Nice, Eric Vu-An ne peut se résoudre à la perte de ce danseur de grande qualité. Aussi, après plusieurs mois de persévérance administrative, Luis Valle est de retour à l’Opéra de Nice, pour son plus grand bonheur, celui du public, et pour longtemps.
Aujourd’hui, six ans ont passé, Luis Valle est heureux, épanoui. Conscient de vivre son rêve éveillé, il profite pleinement de sa belle destinée. Chaque jour nourrit sa passion et sa curiosité artistique. S’il continue à parfaire sa technique, sans relâche, il est très attaché à la justesse des interprétations. Certains rôles nécessitent un travail de composition approfondi. Mais Luis Valle aime le challenge, et la recherche d’authenticité des personnages et des émotions enrichit son âme d’artiste. Sa sensibilité capte les nuances, et apporte du relief aux sentiments qu’il sait exprimer avec naturel, et sincérité. Lorsque le rideau s’ouvre, dans l’atmosphère du décor, imprégné de la musique qui s’envole de la fosse d’orchestre, le danseur s’abandonne et s’adonne à son art. Avec talent, son corps raconte, crie ou chuchote des histoires à un public réceptif et conquis. S’il est à l’unanimité un flamboyant Don Quichotte, il est un Frantz charmeur, amoureux dupé, épris de la jolie poupée Coppélia, et dans Trois Gnossiennes, l’intensité et la finesse de son interprétation s’harmonisent à merveille dans un magnifique « Pas de Deux ». Les applaudissements récompensent son travail, mais expriment aussi l’émotion qu’il a su transmettre et partager. Ces moments sont forts, car il n’oublie pas la résonance que cette dimension émotionnelle avait provoquée en lui lorsqu’il était enfant. Elle avait bouleversé sa vie, lui avait montré son chemin, et donné son sens. S’il est lui aussi un jour à l’aube d’une vocation, d’une motivation, il guidera à son tour d’autres passionnés. Et si l’exigence est indispensable à la qualité, il saura faire preuve de bienveillance et de confiance, dont tout artiste a besoin pour s’exprimer pleinement, dans une forme d’impudeur émotionnelle qui fait la distinction des grands interprètes.
A l’Opéra de Nice, les jours s’enchaînent au rythme des classes et répétitions. Dès les premiers exercices quotidiens à la barre, la magie de l’art opère, et le danseur oublie tout, les contrariétés ou les douleurs d’un corps trop fortement sollicité. Si la nostalgie apparaît parfois, il partage ses confidences avec les vagues de la Méditerranée. Et autour d’un dîner avec ses proches, bercé par les percussions et la guitare espagnole de la musique cubaine, il retrouve son sourire chaleureux. Alors il s’évade dans la musique, se détend en jouant une partie de ping-pong, ou se dépayse lors d’un voyage, en préservant ses convictions écologiques. Peu importent les méandres de l’existence, sa vie est belle puisque demain, il dansera.
Luis Valle brillera encore avec élégance sur la scène de l’Opéra de Nice. Les fées veillent… Et nous retiendrons de ce bel artiste talentueux, les admirables valeurs humaines, de reconnaissance et de tendresse infinies, envers celle qui lui a donné la vie, et ceux qui lui ont donné l’envie.
SATINE
le 10 octobre 2024