Triomphe berlinois pour la dernière championne de haut vol de ce qui fut l’école soviétique du piano. Deux heures durant, elle tient en haleine un public magnétisé par sa technique et sa capacité de concentration dans un programme sans concessions.
******************
Ouverte en 2017 à l’initiative de Daniel Barenboïm et très fortement soutenue en matière financière par la République fédérale d’Allemagne, la Salle Pierre Boulez (SPB) de Berlin est devenue un endroit majeur. Les plus grands musiciens de la planète s’y font entendre devant un public vraiment composite, caractéristique rafraîchissante à laquelle la France ne parvient toujours pas. La SPB est devenue aussi l’Acropole des monstres sacrés du piano. Sir András Schiff y aura triomphé dans un cycle Bach. Hier soir, Elisabeth Leonskaïa – une autre gloire – y a sidéré l’auditoire dans des œuvres de Schubert et de Schönberg.
Âgée de près de 80 ans, l’ancienne épouse du grand violoniste Oleg Kagan (1946-1990) est un mythe vivant. Elle incarne et poursuit la tradition soviétique du clavier dont les emblèmes furent Tatiana Nikolaïeva, Maria Yudina, Emil Gilels, Lazare Berman, Grigori Sokolov, Evgueni Kissin ou Sviatoslav Richter, son principal mentor et protecteur. Dotée d’une allure sévère et vêtue d’une robe du soir crème ornée de motifs tenant à la fois de la Sécession et d’Hundertwasser, elle s’élance sur la surface tenant lieu de scène et attaque immédiatement le programme. La substance sonore est russe, vraiment. La main gauche, redoutable. Les combinaisons de couleurs, les effets timbriques élaborés, le dosage de la pédalisation, les mouvements contraires amènent un raffinement constant. Sa démonstration suprême sera un seul et unique bis, voué à « La plus que lente » de Debussy, datant de 1910.
Un an après, Schönberg écrivait les « Six petites pièces » opus 19. On voit Leonskaïa mettre des lunettes et ouvrir – sur le pupitre – une partition dont elle fera aussi usage au moment de donner la « Suite pour piano » opus 25. Ce répertoire, inhabituel pour elle, est admirablement maîtrisé. Pourtant, Schönberg était persona non grata dans l’Union Soviétique où naquit et où se développa la virtuose. Mais Elisabeth Leonskaïa vit, depuis 1978, à Vienne, la ville où naquit le Moïse de la musique et qu’il quitta à cause de l’incompréhension méprisante dont il était l’objet. En 1978 donc, la pianiste demande l’asile politique à l’Autriche. On le lui accorde. Elle est bientôt le témoin des solennités dirigées par Pierre Boulez à l’occasion des centenaires de la naissance de Berg et de Webern, les deux grands disciples de Schönberg.
L’imprégnation est à l’œuvre. Il en va de même à l’égard de Schubert, un autre paria du cru. En choisissant les complexes et fort développées sonates D. 845 et 850 pour la soirée berlinoise du 29 octobre 2024, Leonskaïa échappe à la légende d’une prétendue joie de vive. Elles montrent un être désemparé, marginal, en proie à des angoisses annonciatrices de son décès survenu en 1828. Ces sonates n’ont rien de facile pour les auditeurs amateurs de formes brèves. Elles sont remplies des « divines longueurs » dont se plaignait Stravinsky quand il abordait le cas de Schubert. Les trouvailles harmoniques abondent au long de la déroutante D. 845, la maîtrise des variations pendant la D. 850. Leonskaïa fait un régal de ces trésors. Elle montre aussi, par la dynamique, que la matière « symphonique » du piano schubertien est plus affirmée que chez Beethoven. Ce n’est pas peu dire.
Parée du titre officiel de « Prêtresse de l’art » dans sa Géorgie natale, l’infatigable Elisabeth Leonskaïa poursuit la tâche d’Artur Schnabel et de Sir Alfred Brendel, autres éminents défenseurs des sonates du Schubert de la maturité. Elle donnera encore quinze concerts dans sept pays d’ici la fin décembre 2024. Soient cinq récitals, deux séances de musique de chambre avec cordes et huit concerts avec orchestre. Sa stabilité et sa longévité artistiques rejoignent celles d’Arthur Rubinstein.
Dr. Philippe Olivier