« Non coupable ! » Comme ils sont chuchotés ces derniers mots du dernier homme à accepter de penser, avant que l’obscurité ne s’abatte sur la scène du Théâtre National de Nice, sous les applaudissements bouleversés d’une salle comble. Deux mots à peine audibles, graves, sombres… venus du fond d’un être, mais deux mots certainement prononcés. Fruits d’un huis clos dense et intense, d’une introspection malgré soi, presque inconsciente, d’une obligation de réfléchir imposée à un juré de douze hommes face à la vie d’un adolescent de seize ans accusé d’avoir poignardé son père, mais deux mots distinctement prononcés à l’assemblée.
Dans une mise en scène dynamique de Charles Tordjman, douze hommes se lèvent et s’assoient, s’expriment et ruminent, s’affrontent et se confrontent, et surtout apprennent à s’écouter pour s’accorder enfin sur une valeur humaine, celle de l’intelligence, celle de la remise en cause, celle de l’abandon de l’ego.
Chaque voix est un clic « on » ou « off » sur l’interrupteur de la chaise électrique américaine. L’auteur, Réginald Rose, écrivait en connaissance de cause en 1955, après avoir été juré dans une affaire bien lugubre ! Défoulement des sentiments, mise à nu des comportements humains face à une difficile vérité à regarder en face. Comment aborder une réalité objective avec des yeux subjectifs ? Là est toute la question !
Égocentrisme dans la confusion des uns avec leur propre histoire; égoïsme dans l’impatience des autres préférant éviter le moindre contact avec eux-mêmes pour ne pas se risquer à quelque souffrance que ce soit, et se raccrocher à leurs plaisirs futiles immédiats (rentrer chez soi pour voir le match de foot); traumatismes émotionnels parfois à l’origine de cette lâcheté; intérêts vils des habitués à mettre toute situation à leur profit (échanges de cartes de visite!… ) ; incapacité intellectuelle à intégrer de nouvelles données dans un puzzle de réflexion, générant le ressassement invariable des mêmes arguments sans pouvoir tenir compte de leur invalidité toute juste démontrée…
Alfred de Musset l’avait bien perçu lorsqu’il écrivait, dans On ne badine pas avec l’amour : « le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fanges ». La liste des réactions sordides est longue dans cette complexité humaine pourtant en quête de bien-être, mais sans savoir par quel moyen l’atteindre…
Et puis, un ange s’assied parfois sur un banc. Ici, il prend la forme d’un architecte qui, à lui seul, pousse chacun à la réflexion. Sa force : le doute, plutôt que la conviction : « j’ai la certitude de mon doute » clame le juré empêcheur de tourner en rond. Ses atouts : l’intuition, l’ouverture d’esprit, la neutralité permettant une communication dépourvue d’émotion, l’absence de jugement, la finesse de l’intelligence du cœur, le courage de s’opposer à une majorité pétrie de certitudes…
Une pièce façonnée dans la glaise humaine, où le beau a raison de l’immonde. Un texte que l’on porte longtemps en soi et que l’on emporte loin, grâce à douze acteurs exceptionnels missionnés pour transmettre la voie de l’intelligence par le doute. Douze écoutes entraînées pour nous guider sur notre route, dès la fin du spectacle.
Nathalie AUDIN
04 octobre 2024
Auteure : Reginald Rose
Adaptation : Francis Lombrail
Mise en scène : Charles Tordjman
Distribution :
Jurés :
Antoine Courtray
Philippe Crubézy
Adel Djemai
Christian Drillaud
Xavier de Guillebon
Geoffroy Guerrier
Yves Lambrecht
Roch Leibovici
Francis Lombrail
Charlie Nelson
François Raüch de Roberty
Alain Rimoux
Centre Dramatique National Nice Côte d’Azur
Directrice : Muriel Mayette‑Holtz
https://www.tnn.fr/fr/spectacles/saison-2024-2025/douze-hommes-en-colere