Dans la vision de Damiano Micheletto, Don Quichotte devient le pendant masculin de Madame Bovary, prisonnier de sa chambre, de ses rêves romanesques épiques, dépressif, dont les délires psychédéliques permettent de rares moments d’évasion – pour le chevalier comme pour les spectateurs – mais engendrent aussi des désillusions fatales dans le retour à un réel anxiogène. De très belles images surréalistes alla Dalí, aux couleurs changeantes, vives et suggestives, quelques inspirations ombreuses venues de Goya, une utilisation habile du décor conçu par Paolo Fantin et une attention fine portée aux relations entre Alonso Quijano et Sancho, transformé ici en un majordome proche du garde malade, font de cette production une vraie réussite.
A l’unisson, la direction de Patrick Fournillier, familière du style français dont il est un des garants les plus sûrs dans notre pays, adopte un parti chambriste évident – ne sommes-nous pas ici, pour l’essentiel, reclus d’ailleurs dans la chambre de l’hidalgo ? Dès les premiers accords, le goût de la mesure, des belles couleurs mordorées et une tristesse automnale semblent constituer la ligne directrice de cette approche – au détriment, à plusieurs reprises, de l’éclat et du panache. Mais au fond, c’est l’ouvrage de Massenet lui-même qui pousse à cette démarche : sans nul doute, l’opéra Garnier eût été un écrin plus adapté à l’œuvre, globalement intimiste et intérieure. A plusieurs reprises, l’impression que tout ce travail d’orfèvre et de retenue pudique se perd dans l’immensité de ce vaisseau soulève des regrets, car les voix eussent gagné, elles aussi, à se trouver dans un écrin plus flatteur et chaleureux.
A la suite de Christian van Horn, qui a assuré les représentations de mai, c’est Gábor Bretz qui incarne le Chevalier à la triste figure. Voix au grain séduisant et profond, ligne moelleuse et émouvante, sensibilité de l’approche, justesse scénique : ce bel artiste aurait pu apporter toutes les satisfactions possibles pour le personnage éponyme. Mais sa technique, bâtie sur une émission très coperta et bien peu aperta, ne lui permet pas de franchir l’orchestre sitôt qu’il sonne. Si tous les passages quasi a capella ou très légèrement accompagnés (” Quand apparaissent les étoiles “, ” Je suis le chevalier errant “, la mort) délivrent plaisirs et émotions, l’héroïsme fait grandement défaut, comme dans la scène des moulins, avec des apostrophes aux géants en arrière-plan sonore, sans le tonus attendu.
A l’inverse, l’émission idéalement placée d’Etienne Dupuis ne fait jamais disparaître, fût-ce dans la nuance la plus subtile, une voix au timbre irrésistible, d’une morbidezza qui n’est pas sans évoquer le jeune Simone Alaimo. Clarté, voilà le maître-mot de ce baryton suprêmement expressif, évocateur et jouissif : clarté d’un organe qui ne cherche aucune fausse couleur, clarté d’une diction ciselée, clarté de l’approche dans la caractérisation. Le naturel parachève le tout et à la suite d’un Hérode inoubliable au TCE en octobre 2023, Etienne Dupuis signe une nouvelle petite merveille dans ce répertoire français qu’il défend avec sensualité, raffinement et tendresse. Et quelle émotion dans « ô mon maître, ô mon grand » !
Gaëlle Arquez chante également avec goût et style. Son timbre capiteux offre certes des satisfactions dans le medium et surtout dans l’aigu, mais l’absence d’un vrai grave nourri et poitriné – péché devenu hélas banalité sur les scènes actuelles – compromet bien trop souvent l’assise de la ligne, voire la projection. La couverture excessive des sons pour donner plus de pulpe à la voix aboutit, qui plus est, à une diction souvent fumeuse. Enfin, à trop se montrer soigneuse, presque scolaire, la cantatrice française en perd l’incarnation : cette Dame distinguée n’évoque que de bien loin la catin, et le manque de chien, pour tout dire, rend toute l’entrée bien terne ; le show public du IV ne prend pas feu, la mélancolie prend des couleurs pastel, presque fanées. Mais c’est surtout dans ” Oui, je souffre votre tristesse” que la déception l’emporte : pas de chair, partant pas de poids. Silvia Tro Santafé donnait au rôle une tout autre ampleur à la Monnaie pour les adieux de José Van Dam !
Le quatuor de comparses, enfin, cherche en permanence à tirer la couverture à soi et cabotine à souhait, mais ne propose que des timbres plutôt ingrats et peine à former un ensemble homogène.
Une soirée inégale, sans doute, mais dont, au final, le duo masculin, la tenue orchestrale et la mise en scène créent de belles émotions.
Laurent Arpison
1er juin 2024
Direction musicale : Patrick Fournilier
Mise en scène : Damiano Micheletto
Distribution :
Don Quichotte : Gábor BRETZ
Sancho Pança : Etienne DUPUIS
Dulcinée : Gaëlle ARQUEZ
Pedro : Emy GAZEILLES
Garcias : Marine CHAGNON
Rodriguez : Samy CAMPS
Juan : Nicholas JONES
Deux serviteurs : Young-Woo KIM & Hyunsik ZEE