Comment recevrait-on Don Procopio si on ne le savait l’œuvre d’un jeune et prometteur lauréat du Prix de Rome âgé de 19 ans nommé Georges Bizet ? Quelle serait la perplexité de celui qui serait mis au défi d’en deviner l’auteur ? Rossini ? Bellini ? Donizetti ? Verdi jeune peut-être? Italien italianissime à coup sûr. La version française dans laquelle il fut créé à Monte-Carlo une trentaine d’année après la disparition du compositeur ne faciliterait pas la tâche avec ses « femme » rimant avec « flamme » et « âme » et son déballage de poncifs langagiers. Quant au thème du barbon berné et de l’amour vainqueur de la raison financière il est difficile, pour un opéra bouffe, de trouver plus éculé : resucée du donizettien Don Pasquale, lui-même resucée de bouffonneries anciennes voire antiques. Peut-être en viendrait-on à soupçonner l’intervention de quelque intelligence artificielle ayant bien digéré le répertoire. Peut-être vaudrait-il mieux être, comme l’auteur, joliment novice et dispensé de se poser ce genre de question.
Il y a quelque chose de touchant dans ce joyeux « à la manière de… » d’un bel artiste très doué, fraîchement éclos, gorgé de musique italienne, qui se cherche, pense à sa carrière à venir, et, non sans naïveté, montre tout ce qu’il sait faire.
Don Procopio est finalement un exercice académique bien conduit qui d’ailleurs ne manque pas de culot, car ce n’était pas vraiment ce que le jury du Prix de Rome attendait d’un pensionnaire de la Villa Médicis.
C’est dire que la réussite d’une reprise de cet ouvrage est vraiment entre les mains de ses interprètes à tous niveaux. Pari réussi sur toute la ligne pour la production présentée à l’Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand.
Le décor unique conjugue de façon minimaliste dedans et dehors : dedans avec, d’une part, un simple paravent protégeant un mannequin en tenue de mariée et, d’autre part, une table sous laquelle se cacher ; dehors avec quelques maquettes épurées d’une cité à la De Chirico ; entre les deux un pan de mur, histoire d’ouvrir l’incontournable fenêtre d’où recevoir les sérénades et leur répondre. Le tout sur un fond net où infuser les couleurs de l’instant et laisser descendre des cintres au bon moment les guirlandes ajoutant quelque touche d’ambiance. Décor, soit dit en passant, construit par des lycéens montrant eux aussi ce qu’ils savent faire.
L’orchestre, en fond de scène, est intégré à la scénographie et à l’ambiance générale. Il joue presque le rôle départi au chœur antique, suivant et accompagnant les péripéties des protagonistes.
Il est de plus en plus fréquent, pour des raisons financières facilement imaginables, que les producteurs, surtout s’ils opèrent hors des grandes maisons lyriques, optent pour des réductions de la partition d’orchestre. Elles sont souvent maigrelettes et quelquefois bancales mais elles peuvent aussi, issues de bonnes mains, conférer un éclairage vivifiant à une musique sans pour autant faire dans l’iconoclaste. C’est le cas ici. François Bernard a eu l’idée féconde d’adjoindre aux cordes attendues (deux violons, un violoncelle) un accordéon et une guitare qui semble d’évidence à son côté. Cette configuration donne immédiatement une couleur populaire assez italianisante à la pâte sonore. Elle est en accord avec l’option dramaturgique. Les sonneries de trompettes et roulements de tambours confiés à l’accordéon et à la guitare révèlent, non sans humour, à quel point elles ne répondent pas à une logique musicale, mais à celle du jingle annonçant l’entrée du militaire. De même faire glisser la banalité obligée des arpèges de la harpe à la guitare rappelle que le lyrisme est une question d’instrument à cordes, peu importe lequel. Enfin, et pour se limiter à trois exemples, il y a une belle pirouette à obtenir du premier violon un trémolo vraiment mandolinesque à l’archet imitant le plectre.
La dramaturgie adoptée est celle d’une transposition sans fracas. On est dans du contemporain très large. Don Procopio (Guillaume Paire) pourrait parfaitement être un de ces vieux garçons pathétiques désocialisés qu’on croise parfois aujourd’hui. Don Andronico (Ronan Debois) oscille entre le style manouche et un troisième rôle chez Sergio Leone. Jazmin Black-Grollemund (Eufemia) rehaussée sur talons pour mieux accentuer sa domination sur lui est très Vacances Romaines, tandis qu’Alexandra Hewson (Bettina) passe de la gentille jeune première de romance au chic façon parisienne années 70. On frise l’italianade juste ce qu’il faut.
La minceur de l’argument est largement compensée par le brio comique de l’interprétation qui tire vers le clownesque pour Don Procopio face à un Ernesto lui renvoyant la balle comme il convient. Ce dernier (Denis Mignien) bouscule de façon réjouissante le « tube » de la partition « Vraiment elle est si belle » en le purgeant visuellement, par la parodie, de son côté quelque peu sirupeux tout en lui conservant toutes ses qualités mélodiques. Il y déploie une maîtrise impressionnante du style avec de bluffants aigus pianissimi à peine amorcés (Subito smorzando) évitant le facile cabotinage du son filé à n’en plus finir. La tessiture de véritable baryténor est étonnante d’étendue et homogène sur toute son expansion. L’articulation est exemplaire. Même dans les moments de bouffonnerie le souci du style ne fait pas un pli. Le souci de l’articulation est d’ailleurs présent dans l’ensemble de la distribution.
On dira très banalement qu’Alexandra Hewton (Bettina) a fort à faire avec les vocalises dont le jeune parisien bon teint qu’était Bizet a cru devoir très italiennement enguirlander copieusement le personnage. Elle affronte la chose avec virtuosité donnant le sentiment d’une exultation à le faire. Il y a chez elle, interprète et personnage, quelque chose d’une Zerbinetta face à un Procopio Pantalone. Elle en a le physique et la vivacité. Les graves sont ronds et les aigus percutants, le timbre est clair et juvénile, exactement adapté au personnage. Rémy Poulakis (Odoardo), incontournable amoureux-ténor, gratifié d’une partition très roucoulante, possède un timbre très personnel qui confère au personnage une vrai personnalité et l’arrache en quelque sorte à la paradoxale fadeur d’un organe trop standardisé. Il y a de la vaillance dans ses aigus et le duo final avec Alexandra Hewton est sans doute le moment où le jeune Bizet laisse entrevoir le Bizet que nous connaissons. Cela fonctionne très bien, comme fonctionne très bien la grande scène quadripartite traditionnelle à la Verdi entre Procopio et Bettina. L’humour est ici scéniquement présent dans l’amorce de pas de valse dénonçant le côté parfois bastringue de certaines cabalettes donizettiennes ou verdiennes. L’humour musical est délectable lorsque l’accordéon pris d’une bouffée musette avant la lettre (mais on sait la part des italiens dans la genèse de ce genre si parisien) conduit à l’irruption des cordes pour une coda hyper-académique.
Ce qui frappe dans l’ensemble de l’interprétation c’est une réelle homogénéité d’esprit dans le style, tout en conservant de nettes personnalités vocales. Ce qui frappe aussi c’est la façon très habile dont sont assumées ce qui pourraient être les limites des uns et des autres. On perçoit bien ce que Bizet attendait de son Procopio. La partition lui offre des occasions de graves sépulcraux et le met face au défi redoutable des vocalises de basse. Guillaume Paire retourne la difficulté en sa faveur en ne tentant pas de forcer ses graves et en distordant les vocalises vers un « dégueulando » totalement assumé et dramatiquement d’une belle efficacité. Ronan Debois, de son côté, exploite ainsi très efficacement le cantando-parlando donnant à son personnage de tuteur une forme de chant qui convient à son statut. Jazmin Black-Grollemund met au service de l’épouse dominante qu’elle incarne le côté flamboyant de son émission.
Enfin, chose relevant des impondérables, mais qui joue un grand rôle dans la réussite d’un tel spectacle : l’évident plaisir à jouer ensemble d’une troupe non occasionnelle dont le travail en amont est justement dans l’esprit du travail de troupe.
On gardera la très belle image finale des protagonistes emberlificotés et englués comme des mouches dans une toile d’araignée tandis qu’on chante l’amour, toile qui comme par prestidigitation se mue en entrée de paradis des joies conjugales d’un beau drapé blanc .
Le public a très chaleureusement applaudi la troupe.
Gérard Loubinoux
11 octobre 2025
Mise en scènes et costumes : Denis Mignien
Direction musicale et arrangements : François Bernard
Scénographie : Casilda Desazars
Lumière et régie générale : Alan Montvernay
Rédaction et régie des surtitres : David M. Dufort
Procopio : Guillaume Paire
Bettina : Alexandra Hewson
Ernesto : Denis Mignien
Eufemia : Jazmin Black-Grollemund
Odoardo : Rémy Poulakis
Andronico : Ronan Debois
Ensemble instrumental : La Cappella Forensis
Violon 1 : Louis-Jean Perreau
Violon 2 : Noah Gouchène
Violoncelle : Valentin de Francqueville
Accordéon : Alexandre Prusse
Guitare : Pierre Fargeton
Producteur exécutif : Les Variétés Lyriques
Co-production La Reine de Coeur et la Cappella Forensis
Avec le soutien de Loire Forez Agglomération
En partenariat avec le Lycée Beauregard- Montbrison et le lycée Nature et Forêt- Noirétable