« Mon bon Monsieur / Apprenez que tout flatteur / Vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un outrage sans doute ».
Ici, le renard de la célèbre fable de Jean de la Fontaine revêt l’apparence de sa proie : le corbeau. Tout de noir vêtu, Dom Juan, admirablement interprété par Xavier Gallais, se vêt du ramage et du plumage charismatique de l’oiseau nécrophage, empaillé et exposé au beau milieu de la scène. De son corps voilé de noir, il déambule dans l’espace avec virtuosité.
« L’habit ne fait pas le moine », clamerait notre cher proverbe français aux consciences des âmes encore innocentes ! Après avoir mis en scène un Tartuffe tout aussi diabolique, camouflé dans sa soutane obscure pour mieux abuser de la crédulité des hommes comme des femmes, Macha Makeïeff reconnait dans les deux acteurs qu’elle dirige alors, les deux protagonistes de sa prochaine pièce : Xavier Gallais[1] dans Dom Juan et Vincent Winterhalter dans son fidèle serviteur, Sganarelle.
Forte de cette intuition, elle « balance son porc » sur la scène, insufflant un lien invisible mais bien réel avec la jouissance à faire le mal du Marquis de Sade. Dom Juan n’est plus ici ce séducteur charismatique auquel le monde aimait s’identifier, mais bien un manipulateur pervers, véritable psychopathe contemporain usant de son pouvoir au nez et à la barbe de tous. L’histoire retentissante de l’abbé Pierre illustre pitoyablement l’actualité de ce propos.
Une pièce sombre, tellement sombre dans la lumière des mots de Molière qu’il lui faut un comique scénique exceptionnel pour propager ce message d’alerte. Comique ? Ça va sans dire ! Les jeux de scène de ce « drame-comédie » regorgent d’excellence et de malice, d’inventivité et de fantaisie digne du théâtre de Jean-Baptiste Poquelin : jeux de portes, mimes (celui du duel par Sganarelle est admirable !), théâtre dans le théâtre, chorégraphies… le spectateur batifole dans une véritable fontaine de Jouvence débordant d’espiègleries et de fourberies. « Il n’y a pas de rire de grande qualité s’il n’est pas au bord de l’abîme » affirme Macha Makeïeff lors de son interview sur France Culture[2].
Dans un esthétisme ambiant absolu, choisi pour cet effet au XVIIIème siècle, époque de la luxuriance et du raffinement, de la jouissance des étoffes et du libertinage, de la musique et des Lumières, le héros prédateur, et non plus séducteur, capture ses proies avec zèle cloîtré dans l’arène de sa demeure, au son du clavecin animé par une chanteuse d’opéra aux amples couettes sphériques.
Accompagné de Sganarelle, sous les traits du ô combien talentueux Vincent Winterhalter, vêtu, à l’opposé de son maître, d’un blanc éclatant, la langue de Molière énonce sur le plateau les thèmes de l’amour qui rend aveugle ; de l’hypocrisie qui se niche à souhait dans le métier religieux pour s’abriter des soupçons sous le respect crédule de ses brebis égarées ; de la relation meurtrie d’un père avec son fils ; de la force de l’argent sur celle de l’amour, de la médecine corrompue…
Macha Makeïeff y ajoute la résurrection des femmes, dans toute la finesse de sa mise en scène. A l’image du noir qui contient en art toutes les couleurs, l’obscurité du sujet est jouée dans une déclinaison subtile et riche d’éclats et de nuances, faisant de cette pièce un véritable monument !
[1] Vingt-deux ans après avoir joué son premier Cyrano avec Loïc Corbery et Marina Hands sous la direction de Jacques Weber, Xavier Gallais revient au TNN.
[2] Macha Makeïeff, metteuse en scène : “Dom Juan est un personnage empêché”, France Culture
https://www.youtube.com/watch?v=NWc2di5TJeM
Nathalie AUDIN
11 octobre 2024
Mise en scène, décors et costumes : Macha Makeïeff
Distribution :
Joaquim Fossi
Xavier Gallais
Khadija Kouyaté
Xaverine Lefebvre
Anthony Moudir
Irina Solano
Pascal Ternisien
Vincent Winterhalter
Jeanne-Marie Lévy [mezzo-soprano]
Centre Dramatique National Nice Côte d’Azur
Directrice : Muriel Mayette‑Holtz
https://www.tnn.fr/fr/spectacles/saison-2024-2025/dom-juan
