Après la mort de Hugo von Hofmannsthal, Strauss pensait avoir atteint la fin de sa carrière d’opéra. Il ne s’attendait pas à pouvoir retrouver un autre parolier du même niveau. Même lorsque la connexion avec Stefan Zweig s’est établie, Strauss a d’abord eu des doutes à ce sujet. Cependant, il a spontanément accepté la suggestion de Zweig de mettre en scène la comédie Epicoène de Ben Jonson de 1609, ou La Femme silencieuse, comme texte d’opéra. La composition commença en 1932 et, en janvier 1933, Zweig présenta la dernière partie de son livret, que Strauss décrit comme « le meilleur livret d’opéra-comique depuis Figaro » et qu’il mit en musique sans aucune demande de modifications. La composition fut essentiellement achevée en octobre.
La première à Dresde a été difficile. Strauss était la dernière figure de proue musicale vivante et mondialement reconnue d’Allemagne. C’est pourquoi il a pu faire jouer l’opéra malgré son parolier juif (qui avait depuis émigré). Il s’agissait d’une manifestation culturelle et politique ; même Hitler avait accepté d’assister à la première. Cependant, lorsque Strauss a insisté pour que le nom de Zweig soit imprimé sur les affiches et les dépliants de la soirée au lieu de « L’Opéra d’après Ben Jonson », les grands nazis ont boycotté le spectacle. Après que la Gestapo, qui surveillait Strauss en tant que président de la Chambre de musique du Reich, ait intercepté une lettre tout à fait flagrante qu’il avait écrite à Zweig dans sa joie suite à la première réussie, le compositeur est finalement tombé en disgrâce. La pièce a disparu du programme de l’Opéra de Dresde après seulement trois répétitions et n’a jamais été jouée ailleurs en Allemagne. Strauss a dû démissionner de la présidence de la Chambre de musique du Reich « pour des raisons de santé ».
Malgré l’émigration du poète et malgré ses critiques (prudentes) du comportement du compositeur, le lien de Strauss avec Zweig ne s’est pas complètement rompu. Les œuvres tardives Jour de la Paix et Capriccio remontent à un livret ou à une idée de Zweig. La première le 24 juin 1935 – sous la direction de Karl Böhm , mise en scène par Josef Gielen fut un grand succès auprès du public. Après sa destitution par les nazis, les représentations dans les pays germanophones n’ont eu lieu qu’à Graz (1936) et Zurich (1942) jusqu’en 1945, et l’œuvre a également été montrée à Prague et à Milan.
Strauss a doté La Femme silencieuse d’une abondance d’idées musicales, d’ensembles bruyants, d’une peinture sonore en partie ingénieuse, d’un final anarchique au premier acte, d’une conclusion d’une beauté enchanteresse au milieu de l’acte et d’une conclusion conciliante et lyrique au troisième acte. Un léger ton comique alterne avec un grand air, Strauss se cite allègrement ainsi qu’une douzaine d’autres compositeurs, il copie Rossini, fait chanter Monteverdi à ses protagonistes et souligne certains passages avec de la musique de compositeurs du vieil anglais. Les connaisseurs de musique apprécieront particulièrement cet opéra avec grand plaisir en raison des nombreuses allusions musicales.
A Karlsruhe, à la demande du Directeur Général Georg FRITZSCH, on a enfin pu voir cette œuvre de Richard Strauss, si rarement jouée, grâce à un excellent orchestre et aux artistes invités appropriés pour ce spectacle.
En tout premier, l’honneur revint à la Badische Staatskapelle qui a servi avec brio la partition, avec une virtuosité rapide du « parlando » et de la mélodie très épanouie.
Les cordes sonnaient d’un magnifique lyrisme, les vents étaient très percutants en harmonie totale et parfaite avec les percussions. Tout cela a contribué à une interprétation subtile, avec un réel plaisir à l’écouter, grâce à la baguette bien inspirée du chef Georg FRITZSCH.
La mise en scène était confiée à Mariame Clément. Elle a su mettre en scène le conflit des générations : le capitaine à la retraite Morosus et son neveu Henry, d’abord héritier, puis déshérité car il a rejoint une troupe de théâtre italienne ce qui indignait fort son oncle. Ce dernier rêve d’épouser une « femme silencieuse ». C’est donc la fiancée d’Henry, Aminta qui est imposée à Morosus pour un faux mariage, mais elle est tout sauf silencieuse. Dans cette œuvre de Strauss, tout finit bien, car Morosus a retrouvé la paix, le calme et il est enfin heureux…
Pour les décors, Julia Hansen présente une suite de chambres, où les murs à caissons en bois sont décorés de magnifiques paysages marins. Elle a également signé les costumes qui ne sont pas toujours du meilleur goût.
Quant au plateau vocal, il est très homogène et de bonne facture.
Friedemann Röhlig campe un amiral Morosus très convaincant avec une personnalité bien présente, un jeu d’acteur parfait. Il possède une voix de basse profonde, bien ronde, un médium impeccable et un aigu exaltant. Il incarne à merveille à la fois un homme tourmenté, parfois agressif, mais combien touchant.
Dans le rôle d’Henry, le ténor mexicain Eleazar Rodrigues possède une belle voix de ténor lyrique, idéale pour la musique de Strauss. Il est bien habité par son personnage.
Sa fiancée Aminta, pressentie comme la « femme silencieuse » et l’épouse de Morosus trouve dans la soprano grecque Danae Kontora une interprète parfaite, sensible, pétillante et fougueuse. Sa voix de soprano est bien sonore et ses aigus sont clairs et précis.
En gouvernante bavarde et curieuse, la soprano Christina Niessen est parfaite dans son rôle, à la fois brute et parfois colérique.
Le reste de la troupe n’a pas à rougir, à commencer par la mezzo-soprano Florence Losseau dans le rôle, oh combien amusant, d’une paysanne bavaroise, la soprano Henriette Schein dans celui d’Isotta, une femme verbeuse. Le baryton robuste Konstantin Ingenpass est très à l’aise dans le rôle du notaire. Vanuzzi, le prêtre est joué par le baryton basse puissant Renatus Meszar et Farfallo qui oscille entre les deux sexes est brillamment mis en scène par Gabriel Fortunas.
Cette représentation a été un excellent divertissement, grâce à une éblouissante prestation de l’orchestre mené délicatement et brillamment par son chef Georg Fritzsch, qui a développé une peinture sonore de premier ordre.
L’ensemble des solistes et chœurs ont assuré pleinement leurs rôles, notamment dans le finale du 1er acte, dans une belle et trépidante interprétation, dans un style « rossinien ».
Les musiciens, le chef et les solistes ont été longuement et chaleureusement applaudis.
Marie-Thérèse Werling
Direction d’orchestre : Georg Fritzsch
Orchestre de la Badische Staatskapelle
Mise en scène : Mariame Clément
Décors et Costumes: Julia Hansen
Direction de chœur : Ulrich Wagner
Dramaturgie : Florian Köfler
Lumières : Stefan Woinke
Distribution :
Carlotta : Florence Losseau
Sir Morosus : Friedemann Röhlig
Schneidebart : Takada Tomohiro
Widow Zimmerlein : Christina Niessen
Henry Morosus : Eleazar Rodríguez
Aminta : Danae Kontora
Isotta : Henriette Schein
Morbio : Konstantin Ingenpaß
Vanuzzi : Renatus Mészár
Farfallo : Gabriel Fortunas