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Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc à l’Opéra National de Bordeaux

Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc à l’Opéra National de Bordeaux

vendredi 2 juin 2023
©EricBouloumié

Le succès de la double création des Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc en 1957 à la Scala de Milan puis à l’Opéra de Paris démontre qu’un ouvrage contemporain peut trouver son public.1
Dans la France notamment de l’après-guerre un opéra historique et religieux intéresse, d’autant plus que Poulenc et Emmet Lavery ont su extraire d’un scénario de Georges Bernanos écrit pour le cinéma et le théâtre, nonobstant des ellipses, les scènes les plus impressionnantes comme la mort dévastatrice de la Prieure Madame de Croissy et la montée à l’échafaud des carmélites (avec un effet de suspense puisqu’on ne sait pas jusqu’à la fin qui tombera sous le coup de la guillotine). Musicalement les spectateurs sont confrontés à une partition un peu en décalage avec la musique de leur temps, mais surtout à des emplois qu’ils connaissent bien et dans lesquels le compositeur a inscrit les voix de ses cinq personnages féminins ; à cela s’ajoute même le choix des interprètes à l’Opéra de Paris auquel Poulenc est attentif et qui sont très connus du public : Denise Duval, l’égérie du compositeur, Denise Scharley, Rita Gorr, Régine Crespin et Liliane Berton. Notons dans le rôle du Chevalier de la Force Jean Giraudeau, puis Paul Finel ; enfin à la direction d’orchestre Pierre Dervaux, un chef de fosse moins médiatisé à l’époque que Georges Prêtre, mais très concerné par de nombreuses créations et reprises à l’Opéra de Paris et ailleurs. 

Le spectacle donné cette saison à l’Opéra National de Bordeaux est une reprise de 2013 montée dans le cadre d’une coproduction avec Angers Nantes Opéra.

Une mise en scène raffinée

La mise en scène de Mireille Delunsch, qui a alors fait date, est classique et respectueuse de l’ouvrage. L’absence de point de vue polémique permet à la metteure en scène de soigner avec un raffinement particulier chaque scène de l’opéra. Dans les décors et costumes de Rudy Sabounghi et les lumières de Dominique Borrini les trois lieux de l’ouvrage sont contrastés. L’hôtel du Marquis de la Force ordonné puis quasiment vandalisé par les révolutionnaires est réaliste. Le carmel est évoqué par quelques éléments symboliques : clôtures et rampes de cierges qui isolent, longue table, centre névralgique, où l’on travaille, meurt et délibère. L’extérieur est celui de la Conciergerie exiguë où la dignité des prisonnières n’est pas atteinte. Enfin c’est la place où se déroule l’exécution, traversée par la guillotine, et où la foule reste quasiment interdite (les cierges s’éteignant au rythme macabre des exécutions).
Mais ce sur quoi insiste la metteure en scène est la vie de la communauté à la fois soudée par la doctrine du corps mystique et riche d’individualités. À l’intérieur des rites d’obéissance à la Règle il n’y a rien d’enrégimenté. Les corps parlent (lors du transfert de la mort entre la première Prieure et Blanche), les sœurs s’expriment, donnent leur avis, ce qui amène deux interprètes des chœurs dans les rôles de Mère Jeanne de l’Enfant Jésus et Sœur Mathilde, respectivement Gaëlle Flores et Amélie de Broissia, à déployer de fort jolies voix. L’individualisation apparaît aussi dans un climat sensuel dans la façon de se vêtir et de se dévêtir, le costume ayant été une des problématiques sociétales de la Révolution. Bousculées par les commissaires elles savent avant tout « être ». La montée à l’échafaud sera une nouvelle démonstration de dignité, Mireille Delunsch ayant voulu qu’elle se déroule sous le regard d’une foule intemporelle, dans la mesure où la mort donnée par la société n’a pas disparu de nos jours dans de nombreux pays.

Des voix adaptées

Le monde de la Terreur est uniquement représenté par des petits rôles, mais essentiels et tous bien distribués à de jeunes interprètes. Les phrases de Thierry (seule exception avec le médecin de l’intrusion du monde politique dans ce groupe) et du 2e commissaire sont portées par la clarté du timbre de Thierry Cartier, le 1er commissaire plus engagé revenant au ténor Étienne de Bénazé passé par l’Opéra Studio de Lyon au répertoire déjà varié. L’Officier est interprété par le baryton basse ukrainien Igor Mostovoï doté d’une voix solide qui lui a ouvert les portes de l’Académie de l’Opéra National de Paris. Plusieurs fois primé Timothée Varon s’illustre dans le personnage sombre du geôlier avant de s’investir dans de nombreux rôles aussi bien baroques que modernes. Enfin c’est un artiste des chœurs bien choisi, Simon Solas, qui intervient dans le rôle du médecin. 
La clef du sens de la pièce est évidemment à chercher dans les interprètes des carmélites et plus particulièrement dans le rôle de Blanche. Anne-Catherine Gillet retrouve Blanche de la Force qu’elle avait déjà interprétée lors du lancement de la coproduction. Le personnage atypique est totalement révélé par l’alternance de la panique maladive et l’exigence de conquérir un honneur aussi bien humain que chrétien, aucun des deux ne transigeant avec l’autre. Solitaire, Blanche s’engage auprès de Constance qui aura la vision d’une mort commune, de la première Prieure avec laquelle se produit un transfert de grâce et Marie de L’Incarnation à qui elle est confiée et avec laquelle s’instaureront des relations troubles. Ce parcours émotionnel joué à fleur de peau est aussi rendu par une longue tessiture homogène où la pureté du timbre, les accents déchirants et la couleur servent aussi bien le dramatisme que le lyrisme. On n’oubliera pas l’interprète ni dans ses formes de rébellion, ni dans le superbe duo où elle partage son destin avec Mère Marie dans l’hôtel dévasté de son père qui a été guillotiné.
Cette dernière est interprétée par Marie-Andrée Bouchard-Lesieur qui impressionne par l’ampleur d’une voix longue, puissante, aux harmoniques riches. La riche personnalité vocale est au service d’un personnage ambigu, tacticien, mais dont le halo mystique complète le registre interprétatif. À la fin de l’ouvrage le désir violent de rejoindre ses sœurs d’infortune est bien là, n’était le coup d’arrêt porté par l’aumônier. On imagine la carrière qui se profile pour une interprète aussi complète (à l’applaudimètre le public ne s’y trompe pas !).
Dans le rôle de Constance Lila Dufy est la très belle soprano colorature attendue, de surcroît assez corsée. Dans l’esprit du texte la légèreté est inséparable de l’enjeu religieux. La ligne vocale précise et la projection répondent au jeu très enlevé.
Les deux prieures très différentes ne serait-ce que socialement sont distribuées à deux interprètes connues et appréciées du public.
Si Mireille Delunsch dans Madame de Croissy n’est pas le contralto souvent entendu, elle sait hausser le rôle au niveau d’un grand personnage de théâtre faisant épouser par le phrasé un dialogue  parlé mis au premier plan ; la scène de la mort est bouleversante laissant percevoir l’échange qui alors se produit avec Blanche. 
Patrizia Ciofi est une de nos très belles belcantistes qui n’a pas de mal avec le style de Madame Lidoine. Peut-être la puissance de l’orchestre a-t-elle privé l’interprète d’une certaine présence vocale et d’éclat ; son aria de la fin « Mes filles voilà que s’achève notre première nuit de prison » et la péroraison après l’arrêt de mort « Mes filles j’ai désiré de tout mon cœur vous sauver » sont un modèle de beau chant et de sensibilité. 
Les trois interprètes masculins sont parfaits. Frédéric Caton a l’autorité éloquente empreinte de liberté du Marquis. Thomas Bettinger est tout à fait convaincant dans le rôle de son fils rendant justice aux très belles phrases mélodiques comme à celles plus mordantes du rôle. Sébastien Droy montre combien l’aumônier vit dans l’urgence ; le jeu est vivant, animé ; la voix bien projetée et d’un timbre agréable est celle d’un emploi bien compris.
Les chœurs sont excellents, notamment ceux des carmélites réunies dans les chants religieux émaillant la partition. 
Emmanuel Villaume dirige un Orchestre National Bordeaux Aquitaine en grande forme, peut-être un peu fort (mais cette puissance est inhérente à une orchestration écrite sur la partition piano). La fougue, la couleur tragique et le sens du théâtre ne la départissent pas de son efficacité dramatique et de sa beauté intrinsèque.
Le public a longuement applaudi le spectacle.

Didier Roumilhac
Vendredi 2 juin 2023

Du 2 au 11 juin 2023-Renseignements : 
https://www.opera-bordeaux.com/opera-dialogues-des-carmelites-poulenc-28662

Notes
1 Faut-il voir un signe prometteur de succès pour la commande à Francesco Filidei du Nom de la Rose par la Scala de Milan et l’Opéra de Paris, les deux maisons unies ayant concouru à la bonne fortune des Dialogues des Carmélites.
2 Le rôle de Madame de Croissy était doublé sur deux dates par Lucie Roche.

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