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DEUX MESURES DE L’ÉTERNITÉ

DEUX MESURES DE L’ÉTERNITÉ

jeudi 5 septembre 2024

Verneri Pohjola, Susanna Mälkki et la Staatskapelle de Berlin sur la scène de la Philharmonie de la même ville. (c) Peter Adamik.

L’éminente  cheffe finlandaise Susanna Mälkki était l’invitée de la Staatskapelle, l’Orchestre de l’Opéra d’État de Berlin, pour le premier de ses concerts d’abonnement 2024-2025. Elle aura régalé les auditeurs avec « Le Chant de la terre » de Gustav Mahler et la création allemande de « Hush », concerto pour trompette de la regrettée Kaija Saariaho. Ou la rencontre de deux partitions majeures, liées par une destinée post mortem.

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Fondée en 1570, la Staatskapelle de Berlin est devenue – après 1949 – l’Orchestre de l’Opéra d’État de Berlin-Est, capitale de la République Démocratique Allemande (RDA). La phalange s’est trouvée, après la Réunification, entre les mains de Daniel Barenboïm. Elle est maintenant sous l’autorité concrète de Christian Thielemann. Parmi ses chefs d’honneur figuraient Richard Strauss ou Pierre Boulez. Chaque saison, la Staatskapelle ne fait pas qu’assumer le service des représentations lyriques. Elle a également sa propre série de concerts, donnés surtout sous forme d’abonnement. Chaque programme est présenté deux fois. La première sur le site historique de l’Opéra d’État, avenue Unter den Linden. La seconde dans la grande salle de la Philharmonie, là où la grande sœur de la Staatskapelle – la Rolls-Royce aux mains de Kirill Petrenko – est installée à demeure.

Cette alternance spatiale a notamment pour but d’attirer les abonnés seniors de la Staatskapelle, des ci-devant administrés d’Erich Honecker peu enthousiastes à l’idée de se rendre dans ce qui était jadis la vitrine d’une République fédérale souvent détestée, vers le temple où officia longtemps Herbert von Karajan. Comme ils ont été formatés antan aux diktats culturels en vigueur en RDA, ils ont ainsi l’occasion de vivre des expériences nouvelles. Ainsi, le programme dirigé les 2 et 4 septembre par l’éminente Finlandaise Susanna Mälkki (*1969) l’a montré. Il était constitué de la création allemande de « Hush », concerto pour trompette de la regrettée  Finlandaise Kaija Saariaho (1952-2023), et du « Chant de la terre » de Gustav Mahler, intégrés à la célébration du 30ème anniversaire de l’Institut finlandais de Berlin.

La musique – en particulier contemporaine – étant une priorité nationale en Finlande, les ci-devant administrés d’Erich Honecker ont eu droit, auparavant, à une séance pédagogique. Elle prit la forme d’un bref monologue tenu par Sari Multala, ministre finlandaise de la Culture et ancienne championne du monde de voile. Elle donna à entendre que la notoriété de Saariaho sera, d’ici quelques décennies, proche de celle de Sibelius. D’ailleurs, le programme dirigé par Susanna Mälkki sera redonné à Lucerne le 8 septembre et à Cologne le 9 du même mois. Il comportera également « Le Chant de la terre », bouleversant testament d’un Gustav Mahler n’ayant guère été en odeur de sainteté au temps de la RDA. L’addition des scories de l’antisémitisme hitlérien et du maintien inconscient des déchaînements de Staline contre le peuple juif agissait toujours des deux côtés du Mur de Berlin. Un livre publié à Stuttgart en 1952  le montra. En outre, les finances de l’Allemagne d’obédience marxiste ne permettaient pas le paiement des droits d’exécution des œuvres de Mahler en effectuant des virements en devises fortes. Il était donc presque absent des concerts.

Susanna Mälkki aura réuni, à y regarder de plus près, des partitions placées sous le signe  du post mortem. Elle a dirigé la création mondiale de « Hush » à Helsinki moins de deux mois après le décès de Kaija Saariaho, et ce avec l’éblouissant trompettiste Verneri Pohjola (*1977), également sur scène à Berlin. Quant au « Chant de la terre », il a retenti pour la première fois à Munich en novembre 1911 sous la direction de Bruno Walter. L’inhumation de Gustav Mahler s’était déroulée six mois auparavant. On sort des soirées berlinoises de Mälkki avec la forte sensation d’avoir été placé face à deux mesures de l’éternité. L’orchestre utilisé par Saariaho est une grande formation. La partie de trompette évoque à certains moments l’usage que faisait Miles Davis de cet instrument. Puis, Saariaho réussit le tour de force d’écrire pour trompette sans qu’il s’agisse de trompette  au sens où on l’entendait en écoutant Maurice André. Elle dresse un portrait des capacités sonores du virtuose Pohjola, faisant entendre des diaphonies, des sons composites d’un autre monde. Il adresse des clins d’œil à Helmut Lachenmann et prononce quelques mots-cris inclus dans la partition. Quant à l’orchestre, il est l’expression d’un somptueux savoir-faire. La rhétorique de Saariaho éblouit.

Vient ensuite « Le Chant de la terre », cycle de six lieder pour alto, ténor et grand orchestre. Il amène trois sortes d’enchantements. La cantatrice allemande Wiebke Lehmkuhl y prospère d’abord par une lecture moderne, aux antipodes d’une tradition ayant souvent privilégié seulement un son crémeux. Ensuite, le ténor américain Eric Cutler ne se limite pas à une resucée des exploits vocaux imposés par Wagner à Siegfried et par Strauss à Bacchus dans « Ariadne auf Naxos », records dans lesquels excellèrent James King ou Jon Vickers. Celui qui sera, en octobre prochain, Florestan de « Fidelio » à Covent Garden fait de la musique. Il chante sa partie comme s’il interprétait Schubert ou Hugo Wolf. Dès lors, le déséquilibre entre l’alto et le ténor – lié à la structure de l’œuvre – s’estompe. Enfin, Mahler selon Mälkki est une passionnante exploration. Elle ne cherche pas, comme d’autres, à se rapprocher des Bernstein, Walter, Horenstein, Gielen, Boulez et autres Levine. Elle est elle-même. Elle dirige « Le Chant de la terre » comme s’il était de la musique actuelle. Ses années à la tête de l’Ensemble Intercontemporain lui auront été des plus utiles. En écoutant la manière dont elle fait sonner en particulier les bois, les deux harpes, le célesta et la mandoline, on l’accompagne dans la découverte d’un continent.

On songe aussi aux raretés timbriques tirées, cet été, de « Pelléas et Mélisande » par Mälkki au Festival d’Aix-en-Provence. Dès lors, les noms de Mahler et de Debussy, de Mahler et de Saariaho – des inventeurs majeurs – étaient réunis durant un charmant backstage ayant suivi le concert du 4 septembre. On y voyait des hautes personnalités finlandaises, tout comme le compositeur français Jean-Baptiste Barrière, le veuf de Saariaho. Quant à la cantatrice Wiebke Lehmkuhl, elle riait de la chute inopinée qu’elle avait manqué de faire au moment de son entrée sur scène.

Dr. Philippe Olivier

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