Après le succès de sa Traviata de l’an dernier qui avait attribué le rôle de Violetta à un chanteur queer travesti, la compagnie Opera Incognita revient dans la Salle d’Argent (la Silbersaal) du Deutsches Theater pour sa nouvelle production de théâtre musical : Orlando d’après l’œuvre de Virginia Woolf, un autre spectacle extraordinaire qui jette un pont entre le passé et le présent et explore les identités de genre.
Orlando, le chef-d’œuvre littéraire de Virginia Woolf, est une biographie fictive et un traité ludique et loufoque sur les questions d’identité sexuelle, les modèles de rôle et sur le temps lui-même. Dans sa version, Opera Incognita entrelace cette histoire littéraire avec un voyage musical à travers le temps, depuis des arias de Dowland et Haendel jusqu’à la chanson contemporaine. Un projet de théâtre musical plein de comédie subtile et de poésie.
Pourquoi la Silbersaal ? Peut-être parce que cette salle a comme le personnage de Virginia Woolf traversé le temps sans en subir les outrages. Ce joyau de l’année 1896 est la seule salle du Deutsches Theater qui subsiste du bâtiment original. Le reste du théâtre a été presque entièrement détruit lors d’un bombardement en 1943 et reconstruit au milieu des années 50. Comme par miracle, la Salle d’argent, qui se trouve juste à côté de la salle de théâtre alors bombardée, a été épargnée. La salle a entièrement conservé son style baroque et le stuc somptueux qui en décore la voûte, ainsi que l’impressionnante fresque du plafond, baignée dans une lumière mystérieuse grâce à un lustre scintillant. La fresque et les stucs, réalisés à la fin du 19ème siècle, ont des motifs qui rappellent l’art du du 18ème siècle. La rénovation de la salle a su préserver le charme et la fraîcheur de l’époque de son inauguration.
C’est aussi le cas du personnage d’Orlando qui comme le Dorian Gray d’Oscar Wilde ou le comte de Cagliostro traverse les siècles sans prendre une ride. Au début du récit, le page Orlando vit dans l’Angleterre du 16e siècle. Il est jeune et beau. Sa beauté et sa jeunesse ne s’estompent jamais. Un jour, il se réveille et, en se regardant dans le miroir, découvre qu’il a été transformé en femme. Il traverse quatre siècles et différents genres de vie sans jamais vieillir.
Au début du XXe siècle en Angleterre, le groupe de Bloomsbury devint un foyer de liberté par opposition au puritanisme victorien, qui revendiquait notamment la libération sexuelle. Virginia Woolf qui en fit partie dès sa constitution, illustra dans son roman Orlando le thème de la bisexualité. Son livre imprégné de raillerie et d’humour se moque des institutions pompeuses de la vieille Angleterre sans en méconnaître le charme. Orlando, né dans la noblesse anglaise vers la fin du 16e siècle, est un gentilhomme amant de la nature et de la littérature, qui a la bonne fortune d’être au goût de la reine qui le comble de ses bienfaits et le pourvoit d’une considérable fortune. Il passe son temps à écrire et se passionne pour les écrivains anglais des différentes époques qu’il traverse. Lors du grand gel de 1683-1684, il tombe amoureux d’une princesse russe qui le délaisse bien vite. Pour échapper à un riche mariage, il se fait nommer ambassadeur à la cour de Constantinople. Un jour, alors que la ville est en proie à une insurrection, il s’endort d’un sommeil cataleptique et se réveille en découvrant qu’il est devenu une femme. Il traverse tous les âges successifs de la Grande-Bretagne sous cette nouvelle apparence et atteint l’âge de trente-six ans en octobre 1928. Vers la fin du livre, d’après les illustrations de l’édition originale, Orlando prend une ressemblance étonnante avec Miss Vita Sackville-West, à qui le roman est dédié, et qui vécut une relation amoureuse avec Virginia Woolf à partir de 1925.
Le roman de Virginia Woolf a déjà connu une importante postérité. La réalisatrice Sally Potter en a donné une adaptation cinématographique en 1992, avec Tilda Swinton dans le rôle titre et un acteur, Quentin Crisp, dans le rôle de la reine Élisabeth Ier. En 2023, des personnes transgenres se sont vu confier le rôle d’Orlando, dans Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado. Au théâtre, en 1993, Isabelle Huppert a joué le rôle-titre dans une mise en scène de Robert Wilson. En 2019, Katie Mitchell en donnait une nouvelle mise en scène. En 2019, Olga Neuwith créait son Orlando à l’opéra de Vienne.
La nouvelle production d’Opera Incognita est la première du genre à adapter Orlando dans la forme hybride du théâtre musical. Cette nouvelle adaptation a été écrite par le metteur en scène Andreas Wiedermann. Le paysage sonore et musical d’arias et de chansons a été conçu et est accompagné à l’harmonium électronique par Ernst Bartmann. Est-ce un hasard improbable du calendrier ? Le roman de Virginia Woolf se termine le 11 octobre 1928 et la première du Deutsches Theater vient d’avoir lieu ce 11 octobre.
Sur scène, le décor a minima d’Aylin Kaip, également créatrice des costumes, est d’une grande simplicité. En fond de décor, un rideau de guirlandes de lierre. Il suggère l’amour d’Orlando pour la nature. La longévité exceptionnelle de cette plante symbolise aussi celle d’Orlando et peut-être aussi la fidélité pérenne qu’Orlando voue au gentilhomme marin téméraire qu’elle finit par rencontrer, alors que jusque là il/elle était surtout uni/e à la littérature et au poème sur lequel il/elle ” sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettait son ouvrage, le polissant sans cesse et le repolissant.” De simples blocs de bois, arrangés de diverses manières suivant les besoins de l’action, reçoivent diverses fonctions (sièges, perchoir, autel…).
Peu d’accessoires, dont un petit voilier qui flotte sur la Serpentine, le lac d’Hyde Park, et qui représente aussi le grand voilier de l’aventurier Lord Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, qui est devenu l’époux d’Orlando. Le texte et la mise en scène d’Andreas Wiedermann sont parvenus à porter au théâtre avec beaucoup de fluidité, de légèreté et d’humour les thématiques du roman : le temps qui passe, une vision satirique de l’histoire de l’Angleterre, des coutumes (— dont une scène exquise pendant laquelle Orlando prend le thé avec d’autres poètes —) et de la littérature anglaises, la bisexualité et les identités de genre, la correspondance des êtres et des choses.
La jeune actrice bavaroise Regina Speiseder incarne avec une présence scénique étourdissante le rôle-titre dans son voyage à travers les siècles et les sexes. Elle parvient à rendre compte de la personnalité introvertie du protagoniste et interprète avec beaucoup de finesse la façon de penser et de sentir d’Orlando qui, tout en étant témoin des transformations qui se produisent dans l’esprit anglais, change avec le temps, tout en restant une seule personne, jeune et enthousiaste. L’acteur Thomas Sprekelsen est l’homme-orchestre du spectacle. Son rôle principal est de servir de narrateur, mais, à l’instar de Zeus, il se montre capable de toutes les métamorphoses : lui met-on une large collerette et des jupes, il devient la reine Élisabeth Ière, qu’Orlando vient honorer sous ses jupons, il est aussi la richissime grande-duchesse Griselda qui, voilée de dentelles, veut à tout prix épouser Orlando, il se transforme en un pauvre vieillard cacochyme, boiteux, médisant, acariâtre et profiteur, il est à deux époques différentes le poète et critique Nick Green (le personnage fictionnel Nicholas Greene du roman).
Si Regina Speiseder et Thomas Sprekelsen poussent à l’occasion et avec talent la chansonnette, l’interprète principale des arias et chansons est la mezzo-soprano Carolin Ritter, bien connue du public d’Opera Incognita pour avoir participé à de nombreuses productions de la compagnie. La chanteuse nous invite à un voyage musical parallèle à celui d’Orlando, avec des airs de Thomas Morley et John Dowland (fin du 16ème siècle), du Rinaldo de Haendel (1711), de Ralph Vaughan-Williams et de John Ireland (fin 19e, première moitié du 20e) et plus contemporains de Samuel Barber, et même pour terminer une chanson de Nena de 2018, Leuchtturm, où la chanteuse, comme l’Orlando de Virginia Woolf, chante son amour pour un homme qu’elle appelle son capitaine. C’est qu’Andreas Wiedermann place la fin de son Orlando en octobre 2024.
On sort de ce spectacle très applaudi avec l’envie de lire ou relire l’Orlando de Virginia Woolf.
Luc-Henri ROGER
11 octobre 2024