La belle mise en scène de Philipp Stölzl reprise de la production de 2013 et donnée depuis à Barcelone, à Bâle et en 2023 à Berlin, situe sa scénographie très travaillée, à l’époque de la création de l’opéra de Richard Wagner en 1843, ce qui lui donne ce petit côté bourgeois, chic et désuet, hanté par le mystérieux et maudit « Vaisseau fantôme » et son fameux Hollandais. Elle propose surtout une lecture de l’œuvre sous l’angle de la pathologie névrotique de Senta, qu’un astucieux et séduisant jeu de décors rend parfaitement compréhensible.
Dès le lever de rideau, on aperçoit la jeune Senta qui, avant de s’endormir dans un confortable fauteuil, lit un énorme livre sorti de la luxueuse bibliothèque d’un manoir cossu, et elle est perdue dans ses rêves. Ce sera donc le point de départ de l’histoire. On comprend rapidement que la jeune femme compense l’absence de son père en se réfugiant dans le monde fantastique des contes et légendes par la lecture des nombreux ouvrages qui peuplent la bibliothèque familiale. S’étant laissée piéger par sa nature particulièrement romantique, elle n’est désormais plus en mesure de distinguer la réalité de la fiction, au point de faire coïncider les projets matrimoniaux de son père avec ses propres rêves inspirés de ses lectures de la légende du Hollandais volant.
Stölzl choisit donc une mise en scène picturale, avec une succession de tableaux massifs et chargés, très évocateurs de l’atmosphère de l’époque. Un immense tableau suspendu au mur de la bibliothèque s’anime. Toutes les scènes du drame wagnérien à connotation maritime sont ainsi transposées dans son monde imaginaire : les manœuvres d’accostage ont lieu dans le tableau tandis que les chœurs des marins forment, à l’avant-scène, le cortège des convives du mariage de Senta. Les effets sont malheureusement troublés à partir du moment où la vie réelle du manoir est mélangée à la vie rêvée de la sinistre légende. C’est alors que les fileuses deviennent une véritable armée de femmes de ménage, récurant et nettoyant le sol de la bibliothèque. C’est à ce moment que la jeune fille rêveuse devient SENTA, qui se dédouble tout comme le Hollandais. C’est un peu déroutant et on ne s’y retrouve plus vraiment.
Mais Stölzl a le mérite d’avoir conçu un décor vraiment magnifique et très en phase avec l’histoire et aussi d’avoir bien rendu le contraste entre le monde des vivants et celui des fantômes condamnés à errer sur les mers avec leur capitaine maudit.
La musique de Wagner aborde déjà les grandes caractéristiques de la structure future de ses œuvres. Le thème, violent et tonitruant du Hollandais et de sa malédiction vient perturber le spectateur dès l’ouverture. Pour bien souligner le contraste, Wagner compose soudain un air plus calme, même romantique. Dès l’ouverture, on est captivé par l’intensité des envolées et la délicatesse des moments plus calmes. La direction musicale du chef espagnol Pablo Heras-Casado nous laisse toujours un peu perplexes. Il sait exploiter toute la grandiloquence insufflée par le compositeur à la partition. Il possède l’intimité nécessaire avec cette œuvre pour ajuster les contrastes et ainsi mieux canaliser le souffle orchestral puissant au cours de ces deux heures d’interprétation continue. L’ouverture et le prélude avant le 3e acte sont d’une beauté, moments où le chef sait donner puissance et clarté des pupitres. D’autres passages admirables suscitent une véritable émotion, notamment les moments très riches orchestralement qui illustrent la malédiction des marins du Vaisseau fantôme et la peur qu’ils inspirent.
Les chœurs des femmes comme ceux des hommes du Staatsopernchor font la part belle dans cet ouvrage, ce qui est loin d’être le cas en général chez Wagner (contrairement à Verdi) et sont extrêmement mobiles sur scène, jouent parfaitement leurs rôles et chantent avec conviction.
Dommage pour le plateau vocal qui laisse un peu à désirer. Chez certains solistes, on ressent parfois une fatigue et un vibrato excessif dans leurs prestations, même si leurs efforts et leur grande présence scénique ont permis globalement une belle représentation. Ce soir c’était la dernière représentation et le rôle du Hollandais est très lourd et difficile. Il a de longs monologues où il doit faire face à l’orchestre et là, le baryton-basse James Rutherford ne dominait pas toujours sa partie. Son bel air dans l’introduction « Die Frist ist um » a fait forte impression. Sa voix semble déjà usée peut-être par des rôles trop lourds. Même s’il a une présence scénique incontestable, sa prestation vocale laisse à désirer surtout lors du final où son timbre s’amenuise, couvert par les déferlements d’un orchestre trop sonore.
Face à lui, le Daland du baryton Falk Struckmann, garde un véritable savoir-faire et savoir-chanter qui donne au père de Senta ce double rôle qui fait l’intermédiaire entre deux mondes. Son élégance, son legato impeccable et une légère touche de malice sont les ingrédients nécessaires pour livrer une performance remarquable. Le rôle du Steuermann est interprété par l’excellent Siyabonga Maqungo, jeune ténor de l’ensemble du Staatsoper. Mais la déception est surtout venue de la prestation d’Andreas Schager (un grand habitué de Bayreuth) dans le rôle d’Eric, qui ne convient manifestement plus à celui qui est devenu une référence absolue du rôle de Siegfried ces dix dernières années. Un vibrato désagréable se fait entendre et lorsqu’il tente d’alléger sa voix de soi-disant « Heldentenor » il peine à donner les nuances à ses phrases musicales. S’il possède un volume de voix pour couvrir l’orchestre wagnérien, il n’avait pas ce soir la souplesse nécessaire pour ce rôle dont le style reste lyrique et romantique.
Le rôle de Senta est chanté, pour notre plus grand bonheur, par Ricarda Merbeth , une wagnérienne chevronnée. Ce rôle est bouleversant et exige une énergie inépuisable. Elle a su se montrer à la hauteur à chaque instant de la représentation, veillant méticuleusement à l’intelligibilité du texte et des intentions scéniques de la jeune Senta du premier acte qui lit l’histoire du Hollandais jusqu’à tomber follement amoureuse, sans réaliser que ce n’est que le fruit de son rêve. La contralto Anna Kissjudit incarne une lumineuse et splendide Mary (mais dommage c’est un rôle trop court), au timbre souverain et à la voix puissante. C’est un nom à retenir dans l’univers des jeunes chanteurs, elle n’a pas 30 ans !!!! Son avenir est prometteur !!!r
Ce fut une belle et agréable représentation du fait de la qualité scénographique et musicale, mais qui aurait mérité une distribution plus homogène et appropriée pour cette œuvre emblématique de Richard Wagner.
Marie-Thérèse Werling
16 mai 2025
Direction musicale :Pablo Heras-Casado
Mise en scène: Philippe Stölzl
Costumes : Ursula Kudrna
Lumière: Hermann Münzer
Distribution :
Le Hollandais : James Rutherford
Daland : Falk Struckmann
Senta: Ricarda Merbeth
Éric :Andreas Schager
Marie: Anna Kissjudit
Le barreur de Daland : Siyabonga Maqungo
Chœur de l’Opéra d’État et Orchestre d’État de Berlin