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Das Jagdgewehr, un opéra contemporain de Thomas Larcher au théâtre Cuvilliés de Munich

Das Jagdgewehr, un opéra contemporain de Thomas Larcher au théâtre Cuvilliés de Munich

dimanche 11 mai 2025

Crédit photographique © Geoffroy Schied

La base de l’opéra est la nouvelle Le fusil de chasse (Ryōjū / 猟銃, en allemand Das Jagdgewehr) de l’écrivain japonais Yasushi Inoue (1907-1991). Parue en 1949, la nouvelle est la première longue publication de l’auteur, qui lui valut une grande reconnaissance. Le point de départ est le poème en prose Le fusil de chasse, qu’Inoue avait déjà publié en 1948 et qu’il transpose dans la nouvelle, sous une forme légèrement modifiée, dans la bouche du personnage du poète. La forme du texte est inhabituelle avec une intrigue cadre du point de vue du poète et trois lettres dans lesquelles les femmes Shoko, Midori et Saiko exposent successivement leur point de vue sur les années passées. En 1964, le livre, traduit par le japonologue Oscar Benl, fut la première des œuvres d’Inoue à paraître en allemand ; Inoue devint par la suite l’un des écrivains japonais les plus lus en Allemagne au XXe siècle.

Friederike Gösweiner a tiré des cent pages de l’original un livret composé d’un prologue et de treize courtes scènes, dans lequel elle utilise exclusivement le texte original de la nouvelle. Les scènes racontent les événements dans l’ordre chronologique ; presque chaque scène oscille entre le niveau temporel dans lequel les lettres sont écrites et le niveau temporel des événements qui y sont décrits.

La composition

Après des compositions vocales pour différentes formations comme le cycle My Illness is the Medicine I Need pour soprano et trio de piano (2002), Das Spiel ist aus pour 24 voix (2013) et sa première symphonie Alle Tage pour baryton et orchestre (2015), Das Jagdgewehr est le premier opéra de Thomas Larcher. Il poursuit ici, dans les rôles des cinq solistes, son exploration de la voix humaine, y compris dans des registres extrêmes, et des possibilités d’harmonie avec les instruments. L’orchestre de chambre de 20 musiciens comprend également des instruments tels que l’accordéon et le piano préparé, ainsi qu’un grand nombre d’instruments de percussion. Un chœur à sept voix récite le poème qui donne son titre au spectacle et intensifie à certains moments les déclarations des protagonistes.

La première mondiale

Das Jagdgewehr était une commande du Festival de Bregenz, dont Larcher était le compositeur en résidence en 2018. La première représentation interprétée par l’Ensemble Modern  eut lieu le 15 août 2018 dans la mise en scène de Karl Markovics et sous la direction musicale de Michael Boder à la Werkstattbühne du Festival de Bregenz. Au cours de l’été 2019, la mise en scène de Bregenz a été jouée au festival d’Aldeburgh en Grande-Bretagne avec une distribution partiellement renouvelée. La reprise prévue pour mars 2020 à l’opéra national d’Amsterdam dut être annulée en raison du début des mesures contre la propagation du virus Corona.

Synopsis

PROLOGUE MONTEVERDI

Une nature idyllique cède la place à la complainte d’un solitaire.

Prologue

Le poète et le chœur récitent le poème en prose du poète sur un chasseur solitaire au mont Amagi, le fusil à deux canons sur l’épaule, derrière lequel s’étend un « lit de rivière blanc et morne ».

Acte I

1ère scène (1947) : Le poète reçoit une lettre de Josuke Misugi, qui s’est reconnu comme étant le chasseur qui lui avait inspiré le poème à l’occasion d’une rencontre en montagne. Josuke annonce qu’il lui fera passer trois lettres qui expliqueront sa situation de solitude.

2ème scène (1947) : Ces lettres s’avèrent être les lettres d’adieu de trois femmes à Josuke : sa nièce Shoko lui avoue avoir lu le journal de sa mère Saiko avant la mort de celle-ci et d’y avoir appris qu’il avait une liaison avec Saiko. Son épouse Midori ne comprend plus comment elle a pu le supporter « plus de dix années » et lui demande le divorce dans sa lettre. Saiko, la mère de Shoko et la maîtresse de Josuke, souhaite lui révéler son « vrai moi » dans sa lettre ; lorsque Josuke recevra sa lettre, elle ne sera plus en vie.

3ème scène (1934) : Josuke et Saiko se sont rendus en amoureux secrets dans la station balnéaire Atami. Ils décident d’être « de grands criminels » et de tromper « Midori et le monde entier ». Midori a suivi secrètement son mari et découvre que sa maîtresse est sa cousine Saiko. La Midori du temps de la lettre se souvient comme elle était tiraillée et qu’elle était finalement rentrée à la maison sans s’être fait connaître.

4ème scène (1934) : Saiko et Josuke observent de leur chambre d’hôtel un bateau de pêche en feu. La Saiko du temps de la lettre se souvient avoir été toujours décidée, à partir de ce moment-là, de mourir si jamais Midori devait découvrir leur liaison.

Acte II

5ème scène (quelques années plus tard) : Josuke se compare Saiko, Midori et lui-même avec trois des serpents naturalisés qui sont exposés à la faculté des sciences.

6ème scène (plus tard le même jour) : Shoko feuillette l’album photo familial et demande à sa mère Saiko pourquoi elle a demandé à divorcer de Kadota, le père de Shoko. Saiko ne souhaite pas en parler. La Shoko du temps de la lettre s’étonne de ce que sa mère ait réussi à lui cacher ses deux secrets : la raison du divorce et la liaison avec Josuke.

Intermède Monteverdi

Pendant un bref moment, l’univers de la famille semble harmonieux.

7ème scène (le même jour) : Midori rappelle à Josuke le jour où il est rentré à la maison, qu’ils se sont ignorés mutuellement et qu’il a commencé à nettoyer son fusil de chasse. Dans le reflet d’une vitre, elle l’a observé la viser secrètement dans le dos, sans appuyer sur la détente.

Acte III

Scène 8 (1947) : Saiko est malade, Midori vient lui rendre visite. Elle confronte spontanément Saiko à sa connaissance de la liaison clandestine : « J’ai tout vu ce jour-là ! » lui dit-elle, et l’assure qu’elle ne lui en veut pas – elle aussi l’a trompée par ses longues années de silence.

Scène 9 (le soir même) : Shoko annonce à sa mère que son père Kadota s’est remarié. Saiko réagit de façon très affectée. Dans sa lettre, elle rappelle à Josuke un raid aérien sur son quartier en 1945, et lui avoue qu’à l’époque elle n’a pas pleuré de peur, mais de nostalgie pour Kadota. Saiko remet à Shoko son journal intime et lui demande de le brûler. Shoko lit le journal à la recherche d’informations sur son père, mais apprend la relation secrète de sa mère avec Josuke.

Scène 10 (le lendemain matin) : Saiko dit à Shoko qu’elle a pris du poison. Shoko appelle Josuke et lui demande de venir. Au lieu de Josuke, c’est Midori qui se précipite vers eux. Saiko est déjà morte.

Scène 11 (la nuit suivante) : Shoko, Midori et Josuke veillent le corps de Saiko. Ils se parlent à peine.

Scène 12 (comme scène 2) : Les femmes terminent leurs lettres. Shoko ne veut plus jamais revoir son oncle Josuke. Midori quittera la maison commune et emportera un tableau de Gauguin. Saiko résume sa vie : « Toute ma vie, je n’ai poursuivi que le bonheur d’être aimée. » Josuke se considère comme un raté et un solitaire.

Scène 13 (comme scène 1) : Le poète se demande ce que les lettres peuvent signifier pour Josuke.

Épilogue Monteverdi

Une personne regrette une erreur commise mais doit par la suite vivre avec ses conséquences, et ne peut se cacher d’elle-même nulle part.

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Crédit photographique © Geoffroy Schied

Une soirée aux impressions contrastées

Sur le plan technique le spectacle est impeccable en tout et en partie. Les spectateurs, d’abord réunis dans le grand hall octogonal du théâtre Cuvilliés, lèvent bien vite les yeux et la tête lorsqu’ils entendent les accents mélodieux d’un air de Monteverdi interprétés par les chanteurs situés tout autour de la mezzanine du premier étage. Des sonorités qui flattent l’oreille et touchent l’âme, une musique d’élévation avec cet air d’introduction qui nous ramène aux origines de l’opéra. Lors de l’entrée dans la somptueuse salle rococo on voit sur la scène une grande structure pentagonale sur fond de rideau doré. 

Avec de telles prémisses on s’attend à passer une agréable soirée. Mais on est très vite confronté aux sons déchirants de la composition de Thomas Larcher qui expriment l’histoire infernale d’une relation triangulaire se déroulant en huis clos et se terminant par le suicide d’une des protagonistes. L’enfer, c’est les autres ! Une jeune femme découvre après des années que sa mère fut la maîtresse de son oncle marié. L’histoire est rendue extrêmement complexe par le fait qu’elle est narrée via le discours indirect de l’écriture d’un poème et d’une série de lettres et aussi parce que le récit ne suit pas un ordre chronologique mais fonctionne par une série de retours en arrière. Les cinq protagonistes vivent des sentiments extrêmes qui sont encore exacerbés par le fait qu’ils ne communiquent pas, ils vivent dans la pathologie du non-dit. La composition de Thomas Larcher rend compte de ces exacerbations en créant un univers sonore infernal, à la limite du supportable, qui exprime les tempêtes et les déchirements  intérieurs des personnages. Tout l’opéra donne à entendre une longue suite expressionniste de cris, comme si l’œuvre maîtresse d’Edward Munch prenait corps sur scène et se voyait démultipliée. Les trois petits madrigaux de Monteverdi offrent de fort courts moments de répit, mais ne sont que des gouttes de douceur qui tombent sur l’incandescence des hurlements intérieurs des personnages et sur les oreilles malmenées des spectateurs. 

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Crédit photographique © Geoffroy Schied

Pourtant les personnages évoluent dans le décor envoûtant et sans doute symbolique d’un pentagone régulier convexe : ces cinq côtés représentent-ils les cinq personnages ou plus généralement l’humain avec ses cinq sens, les cinq doigts des pieds et des mains, les cinq extrémités du corps, ou encore la quintessence ? Le pentagone est formé de miroirs qui réfléchissent l’action qui se déroule en son centre et lui donnent des perspectives différentes, il va bientôt former un tunnel en se démultipliant. Dans la gnose, le pentagone est une porte ouverte vers la connaissance, mais cette connaissance n’est pas ici accessible aux cinq personnages qui, restant enfermés dans leur monde intérieur,  ne peuvent s’ouvrir à la beauté du monde. Les cinq côtés du pentagone sont incarnés par cinq chanteuses et chanteurs chargés d’exprimer les sensations et les sentiments excruciants éprouvés par leurs personnages. Ils appartiennent tous les cinq, ou ont appartenu dans un passé récent, à l’Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper.

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L’exigeante partition les entraîne aux confins de leurs limites vocales. Le ténor gallois Daffyd Jones chante le rôle charnière du poète, il prend en charge la relation entre la scène et la salle en poussant parfois son beau ténor dans les altitudes du haute-contre. La soprano norvégienne Eirin Rognerud interprète le rôle de la femme trompée et la soprano américaine Juliana Zara, qui s’est spécialisée dans les musiques contemporaines celui de Shoko, la fille que sa mère a tenue dans l’ignorance de sa situation. Ces deux rôles brillamment tenus exigent des montées dans l’aigu tendues à l’extrême de l’imaginable. Le baryton brésilien Victor Bispo, qui fera partie de la troupe de la Bayerische Staatsoper à partir de la saison prochaine, s’est coulé dans la peau du séducteur Josuke, il séduit par son charisme et d’impressionnantes descentes dans le grave.

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Crédit photographique © Geoffroy Schied

La mezzo-soprano australienne Xenia Puskarz Thomas scintille dans le rôle de Saiko, la femme adultère, de sa voix aux douceurs satinées. Depuis les loges du balcon proches de la scène, le chœur de la Zürcher Sing-Akademie, qui excelle tant dans le répertoire de la Renaissance que dans celui des musiques contemporaines, compatit comme un miroir vocal aux tourmentes des damnés humains enfermés dans le pentagone. Le chef invité Francesco Angelico, passionné de musique contemporaine, a donné une direction d’orchestre rigoureuse et précise. L’Orchestre d’État de Bavière a quant à lui une fois de plus fait la démonstration de l’excellence d’une compétence étendue à tous les répertoires de la musique d’opéra.

L’opéra de Thomas Larcher reste d’un accès difficile en raison de la complexité du livret, un texte que la plupart des spectateurs découvrent au moment de l’audition. L’action de l’opéra évoque l’insoutenable médiocrité des humains responsables de leur propre misère et son écoute ne manque pas d’être éprouvante, c’est une musique qui déchire et qui agite douloureusement les oreilles et les cœurs. 

Luc-Henri ROGER
11 Mai 2025

Source : les premières parties de cet article reprennent ou traduisent des extraits du programme de la Bayerische Staatsoper, que nous avons fait suivre en dernière partie de notre commentaire.

Fiche technique et distribution

Das Jagdgewehr (Le fusil de chasse), opéra de Thomas Larcher sur un livret de Friederike Gösweiner d’après la nouvelle Das Jagdgewehr  de Yasushi Inoue dans la traduction d’Oscar Benl

Avec trois madrigaux de Claudio Monteverdi

« O rossignuol »

« S’andasse amor a caccia »

« Vivrò fra i miei tormenti »

Direction musicale :  Francesco Angelico
Mise en scène :  Ulrike Schwab
Décors et costumes :  Jule Saworski
Lumières :  Lukas Kaschube
Chœur :  Florian Helgath
Dramaturgie : Ariane Bliss

Shoko  : Juliana Zara
Midori : Eirin Rognerud
Saiko : Xenia Puskarz Thomas
Le poète : Dafydd Jones
Josuke  Misugi : Vitor Bispo 

Bayerisches Staatsorchester

Zürcher Sing-Akademie

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