Durant les sombres années 30 et 40, Richard Strauss composa ses trois derniers opéras. Sourire forcé, effort nietzschéen face à l’apocalypse environnante, il lui semblait sans doute devoir clamer la beauté manquante à son époque. Rarement en effet les voix, l’orchestre et leurs harmonies n’auront été si aériennes, fluides et comme allant de soi. L’assimilation de la robuste matière wagnérienne combinée à son tempérament mozartien engendra alors Daphné, que l’Opéra Unter den Linden représente en ce mois de janvier et Die Liebe der Danae (L’Amour de Danaé), avant d’atteindre son acmé avec Capriccio et ses derniers lieders.
Il faut à cette Daphné une mise en scène poétique pour respecter l’opéra, et Romeo Castellucci – à qui l’on doit également les costumes, la lumière et la scénographie – pour la circonstance, est digne d’éloges. Sur une plaine enneigée, devant une lointaine forêt, Daphné se déshabille, finit en simple T-Shirt et culotte de pré-adolescente afin d’être en communion avec la nature, et se débat à côté d’un arbre aussi maigre qu’elle. La neige tombante révélant l’essentiel et couvrant l’accessoire dégage une atmosphère à la fois douce et dangereuse.
Les autres personnages, en chaudes tenues d’hiver, ne semblent jamais en accord avec l’héroïne et viennent renforcer son isolement. Sa transformation finale, comme le montre l’arbre flottant au-dessus d’elle, semble conclure l’opéra en une sorte de renversement. Après avoir déraciné l’arbre, en un geste suicidaire, et s’être ensuite enduite de terre, Daphné s’enracine dans la scène comme un ultime sacrifice en même temps qu’une dernière résistance à un monde assassin, comme en témoigne le destin du berger.
Cette mise en scène d’une frêle poésie n’occulte en aucun cas la cruauté de l’œuvre, à l’instar de la mort sanglante du Leukippos, tout comme si la musique de Strauss n’effaçait rien des crimes hitlériens : elle essaie éventuellement de la rendre supportable.
Cette neige, comme celle d’Hiroshima et la page de The Waste Land de TS Eliot (La Terre vaine) interroge sur la place de l’homme dans le monde. Et pourtant Daphné, interprétée par Vera-Lotte Boecker se déplace comme une folle sur scène, nous empêchant d’être en empathie avec elle, et peinant à nous charmer dans la haute voltige vocale straussienne. D’une façon générale, l’aspect vocal est le talon d’Achille de cette production. Ni Johan Krogius en Leukippos ni David Butt Philip en Apollon ne franchissent suffisamment l’orchestre. Le manque d’amour de Strauss pour les ténors – symptomatique ici avec un orchestre très présent durant leurs airs – requiert des chanteurs robustes, et leurs cordes vocales manquent en l’occurrence de muscles pour pareille œuvre.
En revanche, les rôles secondaires s’acquittent mieux de leurs parties, surtout René Pape, avec son baryton mélodieux et chaleureusement sombre comme un gros velours, et Anna Kissjudit en Gaïa avec son mezzo profond de contrebasse baroque. Quel gâchis de les réduire à de si petits rôles !…
L’orchestre de Thomas Guggeis n’est cependant pas sans mérite. Volontiers wagnérien et lyrique, il montre la volonté de Strauss de fondre la matière wagnérienne dans une élégance mozartienne, faisant oublier dans sa fluidité les prouesses exigées à l’orchestre par le compositeur.
Andreas Rey
20 janvier 2024
Direction : Thomas Guggeis
Mise en scène, costumes, création lumières, scénographie : Romeo Castellucci
Chorégraphe : Evelin Facchini
Distribution :
Pénée : René Pape
Gaïa : Anna Kissjudit
Daphné : Vera-Lotte Boecker
Leucippe : Johan Krogius
Apollon : David Butt Philip
Berger : Arttu Kataja
Berger : Florian Hoffmann
Berger : Roman Trekel
Berger : Friedrich Hamel
Servante : Evelin Novak
Servante : Natalia Skrycka
Chorus of the State Opera Berlin
Staatskapelle Berlin