Così fan tutte a décidément le vent en poupe en cette seconde partie de saison. L’ouvrage de Mozart est actuellement ou va être dans les prochaines semaines monté trois fois à Paris (Châtelet, Théâtre des Champs Élysées, Opéra Garnier).
C’est la production d’« Opéra Éclaté » qui est donnée dans la très belle salle (avec fosse d’orchestre) du théâtre Olympia à Arcachon. Depuis 2022 ce Così fan tutte a été programmé au Festival d’Eauze, à l’Opéra des Landes, à l’Opéra de Massy, à celui de Clermont-Ferrand (Clermont Auvergne Opéra) et dans une bonne dizaine d’autres villes d’importance différente et la tournée n’est pas terminée. C’est dire combien la production doit s’adapter aux lieux. Deux ou trois interprètes sont prévus pour chaque rôle.
Le directeur artistique de la compagnie, Olivier Desbordes, a su depuis 1985 faire rayonner le lyrique aussi bien à Saint-Céré (le Festival lui doit ses plus riches heures !), que dans les maisons d’opéra, mais aussi dans de plus petits théâtres où il faut aller vers un public qui ne connaît pas toujours les codes mais se nourrit sans a priori des grands ouvrages du répertoire. Rien de mieux pour aller vers lui que de lui proposer Così fan tutte, un ouvrage intimidant (ne serait-ce que le titre en italien !) mais que la production d’« Opéra Éclaté » sait rendre vite accessible. Pour faciliter la compréhension de l’histoire les récitatifs secs ont été dans cette production remplacés par des dialogues en langue française et le surtitrage pour le reste est particulièrement soigné.
Une intrigue mécanique
Afin de démontrer l’inconstance des femmes à travers celle de leur fiancée Don Alfonso, un philosophe espiègle, propose à deux de ses amis, Guglielmo et Ferrando, un pari loufoque : séduire sous un déguisement la fiancée de l’autre, les respectives Fiordiligi et Dorabella. Ils réussissent et l’expérience donne raison à Don Alfonso. Chacun retrouve sa partenaire au dénouement, comme si le jeu avait été mis entre parenthèses. L’infidélité des femmes est prouvée mais l’ordre est rétabli, du moins en apparence.
Ce qui frappe dans Così fan tutte c’est la construction de l’ouvrage : deux couples, un maître du jeu et une servante. Les deux fiancés avancent masqués et parviennent facilement à leur fin, l’un plus rapidement que l’autre. Le parallélisme se nourrit du même double intérêt. Guglielmo et Ferrando cherchent à repousser tout en l’espérant secrètement le moment où leur partenaire va céder à leur entreprise de séduction ; ils cherchent en même temps à observer comment se comporte celle qui est au bras de l’autre et qui est leur fiancée d’origine. Cette sorte de symétrie quasi mécanique est pleinement assumée par les auteurs. Le théâtre a souvent trouvé son sens dans ce type de scénario construit sur des similarités, avec parfois de sensibles décalages. La binarité se prolonge d’ailleurs au dénouement, les deux pseudo militaires feignant la même déconvenue, les deux fiancées le même affolement, les quatre protagonistes la même volonté d’apaisement.
Une mise en scène éclairante
Éric Perez s’empare de ce schéma pour en extraire une brillante mise en scène qui va au fond des choses. Il part du décor de Patrice Gouron pour situer l’action dans le milieu de l’expérimentation. L’appartement rouge vif dont les trois cloisons laissent à peine apparaître une porte et deux fenêtres impose l’idée du quatrième mur, qui permet d’assimiler le décor à une sorte de cage ou de bocal où auront lieu les manipulations. Elles sont réglées par un Don Alfonso qui domine en hauteur le dispositif et que rejoindront les deux fiancés et Despina, la servante, acteurs et co-auteurs de la farce. Les deux finals sont significatifs de ce téléguidage et se haussent par leur caractère enlevé et dansant au niveau d’une sorte de folie.
Éric Perez joue sur les forts contrastes voulus par le pari. La réaction du désespoir des deux jeunes femmes est théâtralement exagérée ; cette outrance très expressionniste ne rendra que plus plausible leur infidélité. L’idée de ce revirement express est d’ailleurs formulée dans un méta-dialogue par Don Alfonso bon observateur des passions humaines. La mise en scène met au premier plan la sensualité des corps. Les personnages se touchent, se heurtent, s’accouplent dans un espace resserré. Les costumes, tous dans les teintes de blanc, jouent également leur partition. Il n’est pas jusqu’au dénouement qui n’illustre un réel désordre amoureux et un vertige des affects que n’avait pas prévu (ou peut-être que trop prévu) la mise en place du stratagème. Cette mise en scène à la fois lisible et inventive, enrichissant ainsi l’invariant culturel de l’inconstance et de la fragilité des sentiments, a permis au public d’entrer dans un univers hédoniste et cruel, jouissif et désenchanté.
Un plateau vocal brillant
Charlotte Despaux est une Fiordiligi très incarnée dans ses états extrêmes, dans cet entre-deux où elle se débat avec ses doutes. Ses deux célèbres arias, parfaitement classiques dans leur forme, laissent percevoir l’agitation, les fêlures dans la constance. Seule une voix souple, épanouie et puissante (avec de beaux appuis dans le grave) comme celle de Charlotte Despaux peut traduire la beauté d’un rôle aussi mythique.
On connaît bien Éléonore Pancrazi pour ses participations à plusieurs enregistrements ou productions du Palazzetto Bru Zane ; son beau mezzo et son large legato font vivre une Dorabella rayonnante, la première à être séduite par Guglielmo ; son air de l’acte II « E amore un ladroncello » a été très applaudi.
La voix bien timbrée d’Analia Téléga, une interprète distribuée dans de nombreux répertoires, accompagne un jeu plein de fantaisie et de rythme. Ses airs sont finement ciselés.
Mikhael Piccone trouve dans Guglielmo un rôle fait pour sa tessiture et son tempérament scénique ; le chant bien projeté se pare de belles harmoniques et le personnage est joué avec la touche de forfanterie bienvenue.
Blaise Rantoanina est un jeune ténor malgache de plus en plus remarqué. La voix est charmeuse et vaillante. Son air « Un’aura amorosa » en a témoigné.
Antoine Foulon est un Don Alfonso mordant, sonore et éloquent, parfait en instigateur à la bonne distance des péripéties qu’il a lui même imaginées.
En tournée l’orchestre d’« Opéra éclaté » se limite à 14 pupitres à majorité de cordes. Sous la direction de Gaspard Brécourt, un fin connaisseur de bien des répertoires, L’orchestre acquiert une couleur chambriste, à l’osmose parfaite avec le plateau, aux traits piquants et mélodieux révélant un Mozart à la fois électrique et poétique.
Le spectacle a été longuement applaudi.
Didier Roumilhac
4 février 2024