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COMPRENDRE ARNOLD SCHÖNBERG EN 1563 PAGES

COMPRENDRE ARNOLD SCHÖNBERG EN 1563 PAGES

lundi 3 mars 2025

Arnold Schönberg, sa seconde épouse – Gertrud – et leurs trois enfants en Californie en 1949. Les enfants des Schönberg sont toujours vivants. (c) Fritz Stiedry.

Réflexions artistiques de très haut niveau, savoir exceptionnel, méditations sagaces sur l’état du monde et déchaînements vinaigrés contre Arturo Toscanini, Ernest Ansermet ou Otto Klemperer, l’édition des écrits rédigés entre 1890 et 1951 par l’auteur des « Gurrelieder » est une magnifique performance signée Philippe Albèra et Jean-Pierre Collot. Elle atteste de la grandeur immense, comme de la complexité du personnage, le Moïse de la musique du siècle dernier.

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Une somme anthologique. Une performance éditoriale de 1536 pages sur papier bible. Tel est l’exploit réussi par les Éditions Contrechamps, établies à Genève, et les Éditions de la Philharmonie de Paris pour la publication des écrits rédigés – entre 1890 et 1951 – par Arnold Schönberg. Elle a l’avantage de recadrer l’image majeure de l’auteur de « La Nuit transfigurée », de lui donner enfin une position de théoricien bien plus intéressante et moderne que celle adoptée jadis par Richard Wagner. En effet, Schönberg a été le témoin d’événements majeurs de l’histoire mondiale et a su les analyser d’une manière pertinente. Ses réflexions écrites sont d’une grande actualité. Elles ont été traduites en français – de l’allemand et de l’anglais – par le pianiste Jean-Pierre Collot, excellent spécialiste de la musique contemporaine établi à Munich, fonctionnant en tandem avec le septuagénaire suisse Philippe Albèra, dont le sérieux ne reste plus à prouver.

« La pensée de Schönberg est une pensée de l’absolu », écrit Albèra dans son introduction au volume. Ces quelques mots donnent la couleur dominante du livre. Il comporte notamment des textes théoriques rappelant que la musique est mille fois plus une discipline intellectuelle, une pratique et un savoir qu’un objet de conversations mondaines et superficielles. Il est indispensable, pour goûter ces réflexions spécialisées, de disposer d’une formation musicale supérieure. Schönberg a un savoir immense, une capacité d’expertise hors du commun en ce qui concerne l’analyse des maîtres du passé nommés Bach, Beethoven ou Brahms. Elle se porte aussi – parmi d’autres – sur son mentor Gustav Mahler. L’homme du « Pierrot lunaire » est un continent ou, si l’on préfère, un Himalaya. Il suscite des vocations singulières. Jean-Pierre Collot le rappelle en dédiant entre autres son travail au pianiste Jean Koerner (1946-2010), le principal de ses formateurs au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Il était un excellent connaisseur de Schönberg. Le monde s’avérant bien petit, je connus pendant mes années d’enfance vosgiennes à Remiremont Mme Germaine Koerner-Poussier, la tante de Jean Koerner. Cette dame charmante tenait un magasin de disques. Mais elle ne vendait pas d’enregistrements d’œuvres alors perçues comme sulfureuses. On était au milieu des années 1960. Mme Koerner-Poussier avait peur de Schönberg, comme de ses épigones Webern, Boulez ou Ligeti.

Pur produit du judaïsme éclairé viennois, Arnold Schönberg avait des avis sur tout. Il était un omnipraticien, rédigeant notamment – à partir de 1927 – un drame intitulé « Le Chemin biblique ». Intégré au volume Albèra-Collot, il traite de la réalisation future du projet de foyer national défini par Theodor Herzl. L’œuvre aurait dû être mise en scène par le grand Max Reinhardt. Doté d’une tête politique, Schönberg avait évolué d’un soutien inconditionnel à l’Empereur François-Joseph 1er d’Autriche avant son émigration vers une adhésion sans faille à la doctrine démocrate une fois naturalisé américain. Les quatre parties du travail mené par Albèra et Collot contiennent des textes relatifs à des sujets aussi divers que la société, la radio, la naissance de l’État d’Israël, le cinéma, la psychanalyse, les instruments de musique mécaniques, le droit d’auteur, la critique musicale et tutti quanti.

On imagine la gêne des individus n’ayant pas l’envergure intellectuelle du maître, autant que la méfiance éprouvée à son égard par l’incommode Theodor W. Adorno ou les inquiétudes qu’il suscitait chez Thomas Mann, deux de ses compagnons d’exil aux États-Unis durant les années du nazisme triomphant. L’illustre écrivain immortalisa les traits du compositeur dans son roman « Docteur Faust ». L’image de Schönberg est double. D’un côté, un homme ayant un sens aigu de sa valeur, un caractère incommode et presque belliqueux, comparant le Festival de Bayreuth et ses dirigeants à « un magasin de cigares » tenu par une famille affairiste. De l’autre, un délicieux papa gâteau se livrant à des parties de tennis avec les enfants de son second mariage, leur racontant des contes jaillis de sa plume, fabriquant des jouets pour eux. La superbe iconographie rassemblée par Albèra et Collot en porte témoignage, autant que la production picturale du compositeur nous interpelle.

Malheur à ceux qui ne plaisaient pas à Schönberg ! Ce volume rappelle la dureté cassante d’avis formulés sur l’un ou l’autre de ses confrères. Ainsi, le séjour barcelonais du maître, en 1931 et 1932, ne fut pas un époque heureuse pour Manuel de Falla. Peu avant Noël 1931, Schönberg ironise fortement à propos de l’auteur de « L’Amour sorcier ». Il écrit qu’il « espérait […] que le ciel méridional et les paysages espagnols exerceraient sur moi une influence bénéfique et que mon séjour ici m’inciterait à nouveau à écrire quelque chose de tonal. » (p. 803) Il n’en fut rien. Plus tard et au cours des années californiennes, le voisin de Schönberg – un nommé Igor Stravinsky – l’agace au plus haut point. Quant à Arturo Toscanini, il est l’objet de la détestation de Schönberg. À table avec Otto Klemperer au milieu d’un restaurant fréquenté par des mélomanes, il se déchaîne à voix haute contre le célébrissime chef d’orchestre Italien. En 1950, sa plume est sans indulgence : « Cet habile intrigant […] mérite davantage votre attention par ses qualités de musico-politicien que par celles de musicien. » (p. 1440). Schönberg en est resté à l’aversion qu’éprouvait quatre décennies auparavant Toscanini à l’égard de Mahler. Ils étaient alors les chefs-vedettes et rivaux du Metropolitan Opera de New-York.

Alors qu’Otto Klemperer aura été un serviteur dévoué et impeccable des œuvres de Schönberg, leur auteur se querelle régulièrement avec lui. L’expérience commune de la relégation outre Atlantique n’adoucit rien à des démêlés ayant débuté depuis des lustres. Les deux hommes ressemblent à des élèves d’une école primaire s’affrontant au milieu d’une cour de récréation. En 1944, Schönberg donne l’estocade à un être pourtant frappé par une accumulation de malheurs divers : « L’incompétence de Klemperer m’apparut de façon surprenante le jour où je fus amené à réaliser qu’il était incapable d’harmoniser le moindre choral et qu’il ne pouvait se faire une idée de ma musique qu’en la jouant au piano. » (p. 1217). Propos à tout le moins cruels ! Quelques années plus tard, Schönberg s’en prend au grand chef suisse Ernest Ansermet. Ses fulminations appartiennent à une lettre écrite le 3 janvier 1949 et destinée à Max Deutsch, l’un de ses disciples. Cette correspondance n’appartient pas au volume Albèra-Collot. Mais elle pourrait s’y trouver.

Schönberg y reproche au vaniteux Ansermet d’avoir empêché l’exécution de ses œuvres à Genève depuis près d’un demi-siècle. Vrai ou faux ? Vrai. Ansermet était inféodé à Stravinsky et antisémite. En d’autres termes, un génie comme Schönberg était évidemment dépendant du bon vouloir d’interprètes de premier ordre, des artistes qu’il n’épargnait pas. On a beau appartenir au cercle très resserré des géants, on n’en est pas moins homme. Tout comme homme d’affaires. Un compositeur dont les partitions ne sont pas jouées perd des revenus. Schönberg le savait bien.

Dr. Philippe Olivier

Éditions de la Philharmonie de Paris et Contrechamps Éditions, 1563 pages, 2024, 42 €.

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