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Clermont-Ferrand : Médée et Jason

Clermont-Ferrand : Médée et Jason

samedi 11 janvier 2025

©Marc Ginot

Le répertoire baroque, en dehors de la désopilante Platée n’offre pas l’image du comique le plus débridé, aussi c’est avec une certaine jubilation qu’on découvre ce montage à partir de musiques diverses au service d’une version burlesque de la tragédie de Médée (Et Jason). Cette dernière se prête particulièrement au lyrique qui ne s’est pas privé d’y puiser des inspirations.

On connaît surtout celle de Marc-Antoine Charpentier (1693) et plus tard celle de Cherubini (1797), esthétiquement très différentes. On connaît moins (ou pas du tout) celle de Joseph-François Salomon (1713). Cette dernière présente la particularité d’avoir fait l’objet d’une parodie en 1737 et 1749 au Théâtre Italien sous le titre volontairement prosaïque de La femme jalouse.

C’est dire que l’ensemble Les Surprises s’inscrit dans cette tradition-là en proposant ce réjouissant Médée et Jason qui renoue avec la pratique foisonnante de la parodie et de ce que les italiens nommaient pasticcio, ce montage à partir de musique pré-existantes. La pompe très codifiée de la tragédie lyrique n’a cessé d’être doublée par ces parodies et pastiches. [on peut en trouver un très utile historique sous la plume de Pauline Baucet : https://books.openedition.org/pur/80621].

Cette production n’a pas forcément laissé beaucoup de matériel documentaire, et la production de ces parodies historiques aujourd’hui est tout sauf aisée. Par ailleurs le romantisme est passé par là, encore très prégnant dans la façon contemporaine de concevoir la « création » artistique. Le mythe de l’artiste génie solitaire et prophétique est encore actif et fait que le montage, l’emprunt, apparaît souvent comme relevant du bricolage, voire de la cuisine. C’est dire que reprendre cette tradition et la revivifier est une entreprise salutaire.

Médée déclarant au malheureux Jason, se lamentant sur la perte de ses enfants, « ils n’étaient pas de toi ! » suffit à résumer l’esprit de cette version qui est un feu d’artifice des trouvailles de cet acabit.

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©Marc Ginot

L’héritage des tréteaux des Italiens et de l’Opéra-Comique de la foire est revendiqué par le dispositif. Il offre une très fructueuse hybridation entre un petit théâtre forain et le pont de l’Argo sur lequel Jason s’embarqua pour sa quête de la Toison d’Or. La chose au fond n’est pas si curieuse quand on sait que les machineries des théâtres étaient l’œuvre de charpentiers de marine. On voit d’ailleurs dans ce dispositif, et à l’usage, l’évidente parenté entre la manœuvre des voiles et celle des poétiques toiles peintes du décor issues de la peinture d’époque. Le gréement se fait cintres et la cale du navire devient dessous du plancher de scène. Le goût des machines et des grands effets scéniques cher au baroque y est reproduit en version pauvre et un peu déglinguée mais avec beaucoup de charme, celui des greniers.

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©Gabriel Balaguera

Tant pis si l’apothéose de l’héroïne vire à la laborieuse escalade. Le navire est échoué et le théâtre en piteux état. Il y a du minable là-dedans. Les costumes réussissent une autre hybridation : celle du goût baroqueux pour un certain faste, un peu clinquant et la mode de la transposition à une époque récente. Le costume de Jason est typique de ce jeu : cuirasse pectorale et jambières métalliques y sont réduits à l’état d’accessoires d’un costume-veston un peu étriqué où, sur un fond gris clair, s’ébat une ribambelle de chevaux rouges qui ne sont pas sans rappeler le Cavallino de Ferrari. Il brûle d’amour pour une Créuse qui a des allures de poupée chinée à la brocante, tandis que Médée est mi-torera mi-maîtresse sado-maso, quant à Norine elle ne jurerait pas dans l’Opéra de quat’ sous. Les argonautes tels les Dupond-Dupont adoptent la jupette des evzones tandis que l’équipage, en marins de revue (ou de publicité) tout de rouge vêtus soignent le détail jusqu’au tatouage en forme d’ancre. On est fasciné par les chaussures à crampons, dorées, du roi Créon. Noblesse oblige !

Loin de la pandémie chromophobe qui afflige les scènes, lyriques ou non, le code couleur est éclatant, dominé par le rouge et le noir (couleurs paraît-il de la tragédie) mais aussi par le vert pour Créuse et Créon.
Cette fantaisie foisonnante du décor, des costumes et de la mise en scène est à inscrire au mérite de Pierre Lebon, elle en assure l’unité et les synergies.

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© Marc Ginot

En fait le personnage clé de cette version décapante est finalement Jason. Il s’inscrit dans la tradition de certains Arlequins du Théâtre Italien (qui fusionna en 1762 avec l’Opéra-Comique), sans cesse en prise avec des difficultés qu’il s’efforce à surmonter par l’astuce. La filiation est évidente dans la scène où ne trouvant les mots pour répondre aux reproches de sa maîtresse, il le fait avec pétulance par une voie détournée. Dans ce répertoire où « soupir » est omniprésent, en bon comico dell’arte il revendique la pertinence de sa version intestinale. Il est tiraillé entre une Créuse un peu casse-pieds (Ingrid Perruche) et une Médée avec qui on ne rigole pas (Lucie Roche). Sa ruse est au service de la trouillardise et de la lâcheté, et il sait être parfaitement faux-cul à l’occasion. Flannan Obé incarne le personnage avec virtuosité. Pas plus la prononciation que la diction ne s’orientent vers la reconstitution didactique. La gestuelle est plus, comme le reste, « à la manière de », cela lui confère une fluidité maîtrisée. On mesure d’ailleurs à ce jeu combien le cinéma muet lui devait.

Les deux rivales sont dans le jeu et le costume très caractérisées, l’une stricte dans l’expression et le noir près du corps tandis que l’autre, plus évaporée se meut dans le vaporeux des marquises jouant les bergères (un peu mitées). La classique confidente (Eugénie Lefebvre) a le côté forte femme un peu souillon qui ne craint pas de se salir à la tâche.

2023 15 02 Medee Jason©Gabriel Balaguera 2
© Gabriel Balaguera

Quant au personnage du roi Créon, moribond (Matthieu Lécroart), il relève du total burlesque.

Tout ceci est prétexte au déploiement de la musique. Le répertoire est clair, on y retrouve les incontournables : Charpentier, Lully, Rameau, Marais, Destouches… Bien qu’étant dans la parodie, et même pour cette raison, sont déroulés tout ce que les maîtres italiens ont appelé affetti, ces formes musicales qui reflètent des sentiments premiers universels : passion amoureuse, fureur, désolation, consolation, soif de vengeance, attente, regrets, remords etc. Les compositeurs en question subliment les codes propres à ces affetti. Tout l’art de la parodie réside dans le décalage entre cette musique savante destinée à un public huppé et les paroles qui leur sont greffées pour mieux les désacraliser. Cela requiert un doigté particulier car si on ne veut pas glisser dans la facilité, voire la vulgarité, il faut rester dans le ton. À cet égard c’est une totale réussite. On est devant un désopilant « à la manière de » si bien fait que sans les dérapages vers l’absurde ou le saugrenu on y croirait presque. Le langage baroque, de par la relative étroitesse de son vocabulaire, son côté corseté parfois, convenu souvent, s’il n’est pas manié par un Corneille, un Racine ou un Quinault pour l’opéra a vite fait de sombrer dans le verbeux et le creux. Ici la chose est faite à dessein, elle requiert une grande familiarité avec ces auteurs. La démarche en ce domaine porte à coup sûr : l’auditeur qui n’apprécie guère le baroque y verra une démolition dans les règles tandis que celui qui y trouve plaisir entrera dans une réjouissante complicité. L’auditeur naïf s’en amusera. On retrouve là le côté « feuilleté » du lyrique léger et son « comprenne qui peut ». C’est aussi une façon d’amener à ce type d’esthétique musicale une part du public attaché à un répertoire plus tardif.

Il en va pour les dialogues de la même façon « à la manière de » qui tient la distance, chose à remarquer. Tout ceci fait qu’on peut à tout instant se délecter d’un vers inattendu, de rimes balourdes : (« Jason » rimant avec « oison » »), il en reste quelques exemples à la mémoire : « Cerbère m’a mordu/ Je suis perdu ». On hésite parfois à savoir si on est vraiment dans la parodie « Il pleuvait sur nos toits/ Des feux grégeois » ou l’invocation furieuse « Puissances célestes ! / Puissances terrestres ! ».

Dans cette dramaturgie du pince-sans-rire musical il est essentiel que les effets ne soient pas soulignés lourdement. Le soin avec lequel toute la partie musicale est exécutée, exactement comme s’il s’agissait d’une œuvre « sérieuse » fait merveille. On est dans du beau baroque, interprété avec l’engagement et le souci de la diction qui lui convient par des spécialistes aguerris de ce style. Le plaisir de l’esprit est doublé par celui de l’oreille. À cet égard tous les interprètes sont à la hauteur et on les englobe volontiers dans la réussite de ce Médée et Jason inattendu.

Medee Jason 002© Pascal Brunet
©Pascal Brunet

L’orchestre présent sur scène, ne donne pas le sentiment de l’être par défaut, mais en matelots et matelotes les musiciens se font argonautes et sont partie prenante de l’action. Il a fallu talent et expertise à Louis-Noël Bestion de Camboulas pour donner une unité stylistique et expressive à des musiques tout de même porteuses d’une identité propre marquée, la distance n’est pas négligeable entre Lully et Rameau ! Le résultat est très convainquant. Si on ne savait pas que le baroque peut swinger, on en aurait la preuve mais il peut aussi servir admirablement l’éventail chatoyant des affetti. Il y a quelque chose de bio dans l’usage d’instruments précédant les perfectionnements techniques du dix-neuvième siècle. Les brèves citations de répertoire romantique (Le Nouveau Monde, la Belle au bois dormant …) soulignent la chose. Paradoxalement, mais pas tant que cela, on découvre avec jubilation combien la Cumparcita sonne bien avec une telle formation. On est moins étonné de l’adéquation avec le chant de marins où l’effet biniou et bombarde va de soi.
Il manquerait assurément quelque chose sans les épisodes dansés qui sont allègrement enlevés. Les costumes façon evzones se font alors intemporels.

La distance est brève entre le bouffon et le tragique. C’est devant ce Jason façon Arlequin, mort pour de bon, que Norine (Eugénie Lefèbvre) chante sa poignante lamentation finale dans le grand silence de la salle saisie par ce soudain rappel – très baroque pour le coup- sur lequel s’achève cette tragédie bouffe.
Le public a fait un très bon accueil à cette fructueuse coproduction.

Gérard Loubinoux
11 janvier 2025

Direction et arrangements musicaux : Louis-Noël Bestion de Camboulas
Mise en scène, scénographie et costumes : Pierre Lebon

Distribution : 

Médée : Lucie Roche
Jason : Flannan Obé
Créuse : Ingrid Perruche
Créon : Matthieu Lécroart
Cléone et Nérine : Eugénie Lefèbreve
Arcas : Pierre Lebon

Danseurs et chanteurs : Joan Vercoutere et Gabriel-Ange Brusson 

Ensemble les Surprises.

Coproduction Opéra de Limoges, Centre de musique baroque de Versailles, Festival Sinfonia en Périgord, Office artistique de la Nouvelle-Aquitaine, Fondation Royaumont, Ferme de Villefavard, Centre Culturel de l’Entente cordiale, Château d’Hardelot, Ensemble Les Surprises, Centre National de Musique, ADAMI

https://vimeo.com/949152357

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