C’est par un hommage émouvant de Jean-Louis Grinda à Béatrice Uria-Monzon, disparue la veille et dont un magnifique portrait orne le mur d’Auguste – décision totalement légitime pour une artiste qui participa ici à quelques quatorze productions – que s’est ouverte, en co-production avec le Festival d’Aix-en-Provence, la représentation d’une Forza del destino que nous n’oublierons pas de si tôt.
On aurait souhaité voir le théâtre antique davantage rempli pour l’un des ouvrages de Giuseppe Verdi si associé à l’histoire des Chorégies, elles qui virent in loco – en 1982 – l’un des grands triomphes de Montserrat Caballé dans une mise en scène de Margarita Wallmann… mais, au vu des conditions météorologiques prévues pour la nuit, certains festivaliers avaient-ils peut-être finalement renoncé à venir s’enivrer de l’une des partitions les plus passionnées du maître de Busseto ?
La direction si verdienne de Daniele Rustioni
Avouons-le : c’est avant tout pour la direction de Daniele Rustioni que cette soirée était pour nous immanquable : Dès la levée de baguette du maestro milanais – qui, une fois arrivé sur son podium, ne traîne jamais ! -, le spectateur se trouve totalement plongé dans le mélodrame verdien. On ne sera donc pas étonné de lire qu’ici les tempi fiévreux et assez rapides – alla Muti ! – sont parfaitement assumés, que les attaques sont toujours frémissantes et que l’art des contrastes, dès la fugue de la Sinfonia, est une règle d’or chez ce chef dont chacune des apparitions – dans la fosse comme sur le plateau – demeure, à ce jour, un évènement.
Ayant, dans cette optique, parfaitement modelé les forces orchestrales de l’Opéra de Lyon, la soirée nous aura permis d’écouter la partition de Verdi comme nous ne l’avions pas entendue depuis longtemps, c’est-à-dire interprétée et ressentie comme de la musique écrite par un grand compositeur du XIXème siècle et non pas seulement destinée à accompagner des voix… comme nous en faisions, hélas, le constat encore tout récemment… ici-même ! Tout est donc mis, ici, au service du mélodrame verdien : la flûte et la clarinette prennent ainsi, dès l’Ouverture, une couleur mélancolique qu’elles ne quitteront plus, ni dans le duo Leonora/Alvaro du premier acte – où Rustioni fait entendre des notes insoupçonnées parmi la petite harmonie ! – ni dans l’introduction de l’air d’Alvaro « La vita è inferno per l’infelice » où le legato du clarinettiste est un pur moment aérien. De même, lors de cette soirée, certains moments paraissent avoir bénéficié d’une mise en relief plus importante : c’est le cas des deux cors lors du duo Leonora/Alvaro à l’acte I – une volonté du maestro que, là encore, on a peu l’habitude d’entendre – et, plus logiquement, des violons et alto, lors de l’introduction totalement diaphane de « La vergine degli angeli ». Tout serait cependant à citer dans cette direction et dans ce qu’elle parvient à obtenir d’un orchestre de l’Opéra de Lyon en grande forme, qui parvient à respirer avec le plateau – cela aura pu être, à l’occasion, d’une aide précieuse à Russel Thomas, dans les moments les plus tendus de son air « O, tu che in seno agli angeli » – et qui sonne magistralement lors des passages avec le chœur, dont la préparation parfaite par Benedict Kearns est un autre des grands moments de cette soirée, ciselant de splendides scènes des moines puis du campement militaire, à l’acte III.
Une distribution de très haut niveau…au parfum d’inachevé !
Plus que tout autre opéra de Verdi, la Forza est l’ouvrage du foisonnement des personnages secondaires qui, tous, ont quelque chose à chanter d’intéressant ! On se réjouissait donc, par avance, d’entendre un plateau aussi passionnant dans des scènes de genre où les voix du Trabuco de Rodolphe Briand – toujours aussi captivant chanteur-acteur – de Curra par Julie Pasturaud et de l’Alcade (également ici interprète du chirurgien) de Louis Morvan – l’une des basses les plus prometteuses de la jeune génération1 – trouvaient ici idéalement matière pour développer tout leur savoir-faire, et ce d’autant plus que la mise en espace de Jean-Louis Grinda permettait quelques gestes scéniques à la plupart d’entre eux.
Comme on pouvait s’y attendre, il suffit à Ambrogio Maestri d’apparaître en scène en Fra Melitone pour capter toute l’attention du public et chacune de ses interventions, en particulier face à Leonora et au Padre Guardiano puis dans le chœur des moines auquel il participe activement – ce qui n’est pas si fréquent chez beaucoup de ses confrères ! – remporte la mise : quel dommage de n’avoir pu entendre ce baryton de luxe, qui faisait ses débuts aux Chorégies (si ! si !), dans sa grande scène devant le couvent, au début du quatrième acte !
Peut-être plus encore qu’à l’Opéra de Lyon où nous l’avions personnellement découverte, la Preziosilla de la mezzo russe Maria Barakova casse la baraque, à la fois par son abattage scénique et son engagement mais également par une voix capiteuse qui nous a semblé mieux projetée dans la durée… même si son « Rataplan » manquera !
Après le luxe de Melitone, c’est également le luxe avec le Padre Guardiano – et le Marquis de Calatrava ! – de l’inoxydable Michele Pertusi, figure incontournable des grand plateaux lyriques internationaux : si la voix est parfois aujourd’hui moins à l’aise sur la totalité de l’ambitus, quelle noblesse d’interprétation et, surtout, quel legato véritablement verdien ! Une telle longévité vocale, sans trucage et dans le respect rigoureux de la partition, devrait servir d’exemple à beaucoup… .
Nous avions découvert Ariun Ganbaatar en Carlo à l’Opéra de Lyon, il y a quelques mois : maîtrisant, désormais, totalement son texte, le baryton mongol nous offre une interprétation de grande envergure, joignant à l’intelligence du phrasé une variété de couleurs sur toute la tessiture. Projetant idéalement une voix décidément très attractive – bien loin du mugissement de certains autres titulaires actuels du rôle ! – cet excellent baryton délivre une scène « Morir ! Tremenda cosa ! » où tout est parfaitement travaillé, de l’air « Urna fatale » à la cabalette « È salvo ! », dont les aigus ne sont jamais ingolati, et déclenche un triomphe parfaitement mérité à l’issue de ces deux grands moments : probablement, l’un des barytons Verdi avec lequel les scènes internationales devront compter dans l’avenir.
Remplaçant Brian Jagde, initialement prévu et dont on connaissait la vaillance, il revenait à Russel Thomas d’endosser la tessiture d’Alvaro, l’un des emplois de ténor spinto les plus éprouvants de la production verdienne. Malgré une voix qui est bien, selon nous, celle du rôle – elle en a la couleur cuivrée et la largesse du médium -, le ténor américain peine à convaincre sur la durée – en tout cas, pour ce que nous avons pu en entendre ! – et parait très vite être à la limite de ses moyens, pourtant visiblement importants ! Ainsi, dès la fin du duo de l’acte I mais, plus encore, lors de son air de l’acte III et dans le premier duo d’affrontement avec Carlo, au même acte, la voix semble plafonner dans l’aigu, même si un souci de nuances, lors de l’émouvante phrase « Leonora mia, soccorrimi », est à souligner.
Avec Daniele Rustioni, c’est la venue pour la première fois aux Chorégies d’Anna Pirozzi qui nous faisait braver, un peu témérairement, l’obscurité du ciel : que pouvoir dire d’autre que « Grande ! » – y compris en italien, ce que le public ne s’est pas privé de lui crier, après sa prière de la fin de l’acte II ! – à l’écoute de cette artiste, l’une des plus exceptionnelles soprani lirico spinto de la Péninsule, à ce jour ?
Trouvant sur la scène du théâtre antique un cadre idéal au déploiement de ses moyens étonnants, « La » Pirozzi, dès son entrée en scène, nous empoigne par le soyeux – la morbidezza – somptueux d’un organe, rappelant la sonorité d’un violoncelle, en particulier dans un médium au velouté enivrant. Derrière ce soyeux, il y a toujours, couvant, la braise d’un aigu puissant, absolument irrésistible ce soir dans les grands moments du duo de l’acte I et, plus encore, de l’acte II – dans la scène se déroulant devant Notre- Dame-des-Anges puis à l’intérieur de l’église – où le public chavire de bonheur devant un tel témoignage de l’art du chant verdien, soudain retrouvé.
On aurait voulu que l’entracte passe plus vite, voire que l’acte III soit écourté – et pourtant que de belles chose y avons-nous entendu, comme dit plus haut… – pour que cette Leonora d’exception nous offre un « Pace, pace » et un final d’anthologie mais il devait en être autrement : alors que Preziosilla et le chœur, conduits par un Daniele Rustioni virevoltant, n’avaient pas achevé leur tarantella, la pluie vint… la musique et les voix s’arrêtèrent soudain, tout le monde finit, la mort dans l’âme, par rentrer chez soi (et, pour certains, dans quelles conditions !…) et…personne ne saura jamais que nous étions sans doute en train de vivre la plus belle soirée verdienne programmée aux Chorégies d’Orange depuis bien longtemps !
Il en est ainsi de l’art lyrique, discipline fascinante et, pourtant, si éphémère…
Hervé Casini
20 juillet 2025
1 Louis Morvan chantera Fafner dans la nouvelle production de L’Or du Rhin à l’Opéra de Marseille, du 5 au 13 mai 2026.
Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni
Lumières : Vincent Cussey
Leonora di Vargas :Anna Pirozzi
Don Alvaro : Russell Thomas
Don Carlo di Vargas : Ariun Ganbaatar
Marquis de Calatrava/Padre Guardiano : Michele Pertusi
Fra Melitone : Ambrogio Maestri
Preziosilla : Maria Barakova
Maestro Trabuco : Rodolphe Briand
Curra : Julie Pasturaud
Un alcade/Un chirurgien : Louis Morvan
Chœurs de l’Opéra de Lyon, direction : Benedict Kearns