Autour de Carmen : cinq productions pour décrypter l’opéra de Georges Bizet
Plutôt que de programmer une énième Carmen, ce sont cinq adaptations musicales du chef d’œuvre de Georges Bizet que propose, étalées sur la saison, l’Opéra de Limoges.
Après un concert symphonique Carmen, la jeune fille et L’Amor centré sur la percussionniste Vassilena Serafimova, c’est une pièce conçue et mise en scène par Sandrine Anglade Carmen, un piano dans la montagne qui ouvre le cycle (on y revient plus bas). En avril prochain il s’agira d’un opéra d’Alexandra Lacroix Carmen, cour d’assises, (précédé de la performance solo chantée par Myriam Jarmache Carmen, je chante pour moi-même). Enfin Carmen, opéra paysage de Jeanne Desoubeaux, une version resserrée et en extérieur de l’œuvre, clôturera le cycle.
On comprend à la seule lecture des titres que la question du féminicide déjà interrogée depuis le mouvement #Me Too dans diverses mises en scène de l’opéra est, parmi de nombreux autres axes, au cœur du projet.
Carmen, un piano dans la montagne
Le spectacle relève plus du théâtre musical que de l’opéra traditionnel. L’auteure et metteure en scène Sandrine Anglade s’est imposée un double défi résumé par l’idée d’« amener vers » : « amener » un public rétif vers le genre lyrique chanté en revoyant d’abord sa scénographie et son cérémonial, ensuite plonger dans les arcanes du livret que justement trop de mises en scène plus ou moins traditionnelles occultent.
La mise en scène de Sandrine Anglade se veut exigeante théâtralement sans rien négliger du soin apporté à l’exécution musicale très significative elle aussi. La scénographie simple pour s’adapter à tous les théâtres signée Goury avec Caty Olive aux lumières se résume à un plateau au-dessus duquel est actionnée une rampe de projecteurs, où circulent des vestiaires et surtout quatre pianos pour lesquels a été opérée une transcription polyphonique de la partition de Bizet par Clément Camar-Mercier, Nikola Takov et Benjamin Laurent. Les pianos, tous différents, laissent apparaître leur mécanisme et sont au cœur de la production du son, la factrice Emmanuelle Archambeau étant partie prenante du spectacle.
Dans ce dernier rien n’est figé ; tout bouge et circule. La création du personnage, du guide, permet de se repérer dans le texte adapté pour un public d’aujourd’hui comme dans la partition du compositeur respectée. Le spectacle doit aller vers un public pas forcément connaisseur du lyrique. L’opéra est donné dans sa totalité à l’exception de certains numéros concertants comme le quintette et de certains chœurs trop complexes à réduire. C’est avec beaucoup d’humour que sont inversés à l’acte III deux numéros emblématiques et attendus de l’ouvrage. La presque totalité des personnages est sur scène : le quatuor vocal bien sûr, mais aussi Frasquita, Mercédès, Moralès (joués et chantés par les pianistes) ; le même interprète en passant du lieutenant de la garde au chef des contrebandiers laisse peser sur les états les enjeux, outre sociaux, ceux de la masculinité.
Avec dix interprètes en tout Sandrine Anglade fait des miracles pour recréer les scènes d’ensemble : la chanson bohème bénéficie d’une véritable chorégraphie avec une simple cape colorée et multiforme ; l’effervescence règne à la fin des actes II puis III très mouvementés, exaltant les thèmes de la circulation et de l’échappée ; c’est même à se demander si la fête à Séville qui ouvre le dernier acte où le public est appelé à reprendre l’air du toréador n’est pas tirée d’une opérette de Francis Lopez ou ne relèverait pas d’un ancien souvenir du « Grand Magic Circus » de Jérôme Savary.
Ce qui impressionne ce sont les relations entre les personnages que semble faire exister une dramaturgie d’opéra de chambre où s’impliqueraient à la fois la vocalité et le jeu. Celle entre Carmen et Don José est traduite en termes de chemins (José traverse l’Espagne pour venir asséner le coup de poignard à Carmen). Cette dernière incarne la liberté, le désir de la gitane indomptable qui ne peut que refuser ce que lui propose le soldat, puis le proscrit, étranger comme elle. José, déjà condamné dans la nouvelle de Mérimée, est incapable de dépasser le stade œdipien, son geste final n’en faisant autre chose qu’un pitoyable assassin. Cette violence du rapport est surdéterminée par Escamillo, figure d’un destin un peu dédaigneux mais implacable, qui place la mort sous le regard culturel de la corrida.
Une véritable troupe
« Troupe » un mot pour une fois pas galvaudé ! Les quatre pianistes qui sont également comédiens, chanteurs, danseurs, chœur font ressortir de superbes contrechants ; Julie Alcaraz quitte le piano pour le violoncelle afin d’accompagner quelques numéros clefs de la partition ou pour se retrouver en Frasquita bien chantante dans un Trio des cartes rattrapé in extremis. Carmen est interprétée par Manon Jürgens dont la voix cuivrée et homogène dans tous les registres, le jeu enflammé sont tout au service des affects contrastés du personnage. Blaise Rantoanina que nous avions chroniqué dans Così fan tutte ne fait pas de José un rôle vériste, mais développe un chant chaleureux et expressif où les accents traduisent les moments les plus émotionnels de l’amoureux passionné. Parveen Savart convainc dans une Micaela sortie avec une voix lyrique longue de la convention de l’emploi. Escamillo est pratiquement une prise de rôle pour le jeune baryton franco-ukrainien Volodymyr Kapshuk ; si le grave par manque d’assise n’est pas projeté avec l’éclat attendu, les autres passages révèlent un matériau qui est mis au service d’un chant plus éloquent. Les deux autres personnages sont attribués à des comédiens, théâtre oblige, mais fort bien intégrés à l’univers des notes. Rony Wolff est Zuniga et un Dancaïre brûlant les planches. Florent Dorin va vers le public avec beaucoup d’empathie et contribue à l’expression des messages délivrés. Enfin le chœur d’enfants d’Opérakids formé à l’Opéra de Limoges par Ève Christophe et maintenant solidement installé dans ses murs a pris toute sa place dans le numéro de la garde montante où il a littéralement conquis la salle !
Le spectacle s’inscrivait dans une longue soirée où la metteure en scène Sandrine Anglade ne souhaitait pas perdre le contact avec le public en lui présentant l’ouvrage tel qu’elle le voit et en recueillant son ressenti à la tombée du rideau, rappelant une certaine tradition élisabéthaine du théâtre, lieu de partage et de rencontres.
Didier Roumilhac
19 décembre 2024
Conception et mise en scène : Sandrine Anglade
Transcription, écriture, collaboration dramaturgique : Clément Camar-Mercier
Transcription et direction musicale : Nicolas Takov, Benjamin Laurent
Scénographie : Goury
Costumes : Magali Perrin-Toinin, Julie Carole Frayer
Lumières : Caty Olive
Piano, violoncelle, Frasquita et chœur : Julie Alcaraz
Le guide et chœur : Florent Dorin
Piano, Mercédès et chœur : Julia Filoleau
Distribution :
Carmen : Manon Jürgens
Escamillo : Volodymyr Kapshuk
Piano, Moralès et chœur : Benjamin Laurent
Don José : Blaise Rantoanina
Micaëla : Parveen Savart
Piano, chœur : Nikola Takov
Zuniga, Dancaïre et chœur : Rony Wolff
Carmen – la jeune fille et l’amor
C’est avec un concert de l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine dirigé par Debora Waldmann et avec en soliste Vassilena Serafimova que s’est ouvert le cycle de décryptage autour de Carmen. Les deux premières œuvres jouées sont des ballets en relation avec le monde hispanique. Composée pour cordes, percussions et marimba par Rodion Shchedrin Carmen Suite d’après Georges Bizet a été créée à Moscou en 1967. L’esthétique du ballet mais aussi la nature intrinsèquement très ensorcelante de la musique appelaient une orchestration très rythmée qui a fait réagir la censure. La jeune chef Debora Waldmann s’en empare avec un grand sens du surplomb, de la théâtralité et d’un lyrisme espagnol ardent.
Le concert se poursuivait avec des extraits du ballet L’Amour sorcier de Manuel de Falla. Cette pièce musicale a connu de nombreuses moutures. L’argument qui peut faire penser à Carmen a été conditionné par plusieurs sources : la chorégraphie d’une gitane andalouse, Pastora Império et une chanteuse de flamenco. La version donnée est celle qui a été adaptée pour vents, percussions et contrebasses par David Walter. La flamme qui se dégage des strates de nombreuses versions est prise en compte dans la direction fiévreuse de Debora Waldmann.
Le concert s’est terminé par une création Exomusique un concerto pour marimba et orchestre de Guillaume Connesson, où apparemment on s’éloigne de l’Espagne. L’ouvrage s’inspire des photos du télescope Hubble ; mais la réflexion sur la matière, les espaces interstellaires est en résonance avec le son de ce xylophone latino-américain qu’est le marimba. Les échanges avec l’orchestre sont superbes, notamment lorsque le marimba reprend la pensée de l’orchestre dans une grande plénitude sonore. Soliste bulgare passée par les plus grandes institutions internationales, Vassilena Serafimova a impressionné par son jeu, sa virtuosité et un sens avisé de l’altérité culturelle. On n’était pas si loin dans ce concert qui a été très prisé du public des problématiques exotiques de Carmen.
Didier Roumilhac
6 décembre 2024
Direction musicale : Debora Waldmann
Marimba : Vassilena Serafimova
Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine