Pour clore sa saison lyrique, l’Opéra de Nice rend hommage à Georges Bizet à l’occasion du 150e anniversaire de sa disparition et de la création de Carmen, œuvre incontournable du répertoire. La production signée Daniel Benoin, créée en 2017 et ici reprise avec soin, choisit de transposer l’action au début de la guerre civile espagnole, en juillet 1936. Un cadre historique lourd de sens, mais jamais plaqué : cette relecture éclaire avec acuité les ressorts intimes et sociaux du drame, sans trahir ni l’œuvre, ni ses personnages.
Une mise en scène cohérente, au service du drame
Daniel Benoin réussit là où bien des relectures échouent : en ancrant Carmen dans une temporalité historique précise. Dès l’ouverture, l’ambiance est posée : une Séville militarisée, tendue, où l’on perçoit déjà les prémices du chaos franquiste. Ce contexte n’alourdit pas le propos, mais renforce la tension dramatique autour d’une Carmen présentée comme une femme libre dans un monde en train de se refermer.
Le décor de Jean-Pierre Laporte offre des espaces réalistes et fonctionnels : une fabrique sous contrôle militaire, une taverne tapissée de tonneaux, des marais traversés d’ombres… jusqu’à un final saisissant où deux niveaux scéniques (la chambre intime, la rue en liesse) s’opposent avec force. La vidéo de Paolo Correia, utilisée judicieusement avec parcimonie, et les photos d’Alain Bérard participent à la contextualisation sans surcharge.
Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin, à la fois sobres et historiquement justes, évitent toute folklorisation : la Carmen de 1936 porte les couleurs d’une Espagne en mutation, et c’est seulement à l’acte IV que le torero nous rappelle l’icône éternelle.
Un léger point noir subsiste dans cette belle production : l’absence des dialogues parlés originellement prévus dans Carmen. Lors de la création en 1875 à l’Opéra Comique, ces passages dialogués jouaient un rôle clé dans la construction dramaturgique, apportant fluidité et clarté à l’action. Leur suppression nuit ici à la lisibilité de certaines scènes, et affaiblit des personnages secondaires comme Lilas Pastia ou le guide, réduits à de simples fonctions sans véritable épaisseur. Leur parole, pourtant, contribuait à enrichir l’atmosphère, situer les enjeux et faire progresser la narration avec naturel.
Une direction musicale lumineuse
À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Nice, Lionel Bringuier livre une lecture équilibrée et détaillée de la partition. Sa direction met en valeur la richesse des couleurs orchestrales, les textures raffinées de Bizet, et la tension dramatique de chaque acte. Les scènes de foule sont maîtrisées, les moments d’intimité finement sculptés. On souligne la qualité des pupitres, notamment les bois (flûtes, cor anglais) et une cohésion générale exemplaire.
Les chœurs, préparés par Giulio Magnanini, sont solides, particulièrement dans les moments collectifs de l’acte II et IV. Le Chœur d’enfants, dirigé par Philippe Négrel, s’illustre avec fraîcheur, bien que certains passages leur aient été retirés. Pas de « garde descendante », à l’acte I, et dans l’acte IV « une autre quadrille s’avance ».
Un plateau vocal homogène et engagé
Le succès de cette Carmen repose aussi sur une distribution vocale de grande tenue. Ramona Zaharia campe une Carmen incendiaire, au timbre charnu, dont la force expressive prime parfois sur la nuance. Sa présence scénique intense donne chair à l’héroïne insoumise voulue par Bizet et Mérimée.
Jean-François Borras incarne un Don José d’un lyrisme maîtrisé et à la diction irréprochable. Son interprétation de l’« air de la fleur » se distingue par une grande pudeur, culminant dans un superbe diminuendo sur le si bémol aigu de la phrase « Et j’étais une chose à toi ! ». Ce choix tout en retenue, sans doute orienté par la mise en scène, pourra paraître trop mesuré à certains.
Perrine Madoeuf offre une Micaëla sincère tandis que Jean-Fernand Setti, en Escamillo, séduit par sa puissance vocale et incarne naturellement son autorité scénique par son gabarit (Carmen parait bien petite en taille !!!)
Les rôles secondaires sont bien tenus, Zuniga de Guilhem Worms, le Moralès efficace de Richard Rittelmann, et le duo complice des contrebandiers (Jean-Gabriel Saint-Martin et Nestor Galvan). Lamia Beuque (Mercédès) et Charlotte Bonnet (Frasquita) forment un duo brillant, vocalement solide et scéniquement attachant. Une mention à Charlotte Bonnet, tout récemment auréolée de ses dernières incarnations en Musette (Opéra d’Avignon) et Hilda de Sigurd (Opéra de Marseille) à l’écoute notamment de ses aigus dardants dans le final de l’acte II et dans l’acte III.
Un Carmen moderne, fidèle et bouleversante
En choisissant d’inscrire Carmen dans l’Espagne de 1936, Daniel Benoin offre une lecture profondément politique sans jamais tomber dans la démonstration. La figure de Carmen, libre et tragique, résonne ici avec une force nouvelle, incarnant toutes les luttes – personnelles, sociales, féminines – face à un pouvoir autoritaire en marche.
Grâce à une direction musicale fine, une mise en scène intelligente et un plateau vocal engagé, cette production niçoise rappelle que Carmen reste un opéra éminemment moderne, capable de toucher un large public sans sacrifier son exigence artistique.
Un bel hommage à Bizet, et un moment fort de la saison lyrique niçoise !
Prochaines représentations à Anthéa, théâtre d’Antibes les 11,13 et 15 juin : https://www.anthea-antibes.fr/fr/spectacles/saison-2024-2025/privilege-spectacle-vivant/carmen
Eugène Beauvois
3 Juin 2025
Direction musicale : Lionel Bringuier
Mise en scène et lumières : Daniel Benoin
Décors : Jean-Pierre Laporte
Costumes : Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo : Paulo Correia
Distribution :
Carmen : Ramona Zaharia
Don José : Jean-François Borras
Escamillo : Jean-Fernand Setti
Micaela : Perrine Madoeuf
Mercedes : Lamia Beuque
Frasquita : Charlotte Bonnet
Le Dancaire : Jean-Gabriel Saint-Martin
Le Remendado : Nestor Galvan
Zuniga : Guilhem Worms
Morales : Richard Rittelmann
Orchestre Philharmonique de Nice
Chœur de l’Opéra de Nice
Chœur d’enfants de l’Opéra de Nice