Plus d’un attrait motive le critique dans un tel programme. D’abord le retour de Speranza Scappucci, dont la direction de L’Enfance du Christ de Berlioz avait ravi l’assistance en décembre 2019. Ensuite, un programme historiquement judicieux, ouvert à la rareté.
Pour bien comprendre sa cohérence, précisons qu’après les décès de Muzio Clementi (1832), puis Niccolò Paganini (1840), les compositeurs de l’Italie se mirent au régime du “Tout opéra”. Ainsi s’ouvrirent ce que nos musicographes intitulent « Les deux décennies maudites » où, à l’exception notable de Saverio Mercadante, aucun compositeur de premier plan ne se consacra autrement que de façon incidente à l’écriture symphonique et concertante.
Triste constat pour une terre qui avait enfanté presque toutes les grandes formes musicales. Dans ce domaine la “Generazione dell’Ottanta” (vague de maîtres nés autour de 1880), à laquelle appartiendront Respighi et Casella, donnera le coup d’envoi d’un renouveau instrumental ininterrompu depuis. Mais n’ayons garde d’oublier trois pionniers. En effet, bien avant l’inclassable Ferruccio Busoni, rappelons que Giovanni Bottesini, Giovanni Sgambati et Giuseppe Martucci amorcèrent une vraie renaissance, puisant leur inspiration et forgeant leurs esthétiques respectives aux sources de Beethoven, Berlioz, Liszt et… précisément, Brahms !
Un Brahms opulent, lyrique, gorgé de soleil, dénué d’alanguissements comme de pathos
Régulièrement affiché par l’Orchestre National de Lyon ces dernières décennies, le Double concerto pour violon, violoncelle & orchestre en la mineur Opus 102 de Johannes Brahms se doit de justifier son retour par l’engagement de solistes tant appariés que de haut niveau. La réputation croissante d’Alena Baeva et la renommée bien établie d’Anne Gastinel suffisent à remplir l’Auditorium. Attiré par ces artistes et Brahms, ce public nombreux s’initiera ensuite à d’autres découvertes. Voilà des motifs de se réjouir.
Quand Speranza Scappucci ne craint pas d’attaquer ferme et sonore l’incipit de l’Allegro, Anne Gastinel suit dans le même esprit, avec un volume imposant et savoureux. Dispenser un tel son, aussi généreux, inquiète d’abord, suscitant une interrogation pour la balance avec sa partenaire soliste. Or, Alena Baeva fait front, prodiguant des ressources en largeur suffisantes pour établir le juste équilibre, si souvent malaisé à atteindre dans cette œuvre. Rapidement, la complicité – voire la fusion – de nos trois musiciennes avec l’orchestre constitue une félicité, pour l’oreille autant que pour la vue et l’esprit. Leur Brahms reste opulent, lyrique, gorgé de soleil, dénué d’alanguissements comme de pathos. Constamment, les tempos sont soutenus. Et quelle vaillance de surcroît ! Là où la violoncelliste opte pour une rondeur mâtinée d’accents péremptoires, le timbre de la violoniste paraît parfois rustique et rocailleux, son jeu non exempt de scories. Mais qu’importe ! L’implication musclée éclaire la partition sous un nouveau jour, charriée par une force de conviction rare qui transporte l’auditoire. Cette interprétation fougueuse, vivante, éclatante, nous persuade de sa pertinence.
Le mouvement central est bien pris sur le tempo indiqué, Andante et non l’improbable tant qu’erroné Adagio molto où, de facto, s’enlise plus d’un chef masculin ! N’allez pas, pour autant, croire que la muse poétique se tient en lisière dans cette interprétation atypique. Sa tenue sous tension même s’avère propice à une mise en exergue, étonnante de présence, dans les sections dialoguées entre nos solistes.
Nouvelle surprise : le Vivace non troppo conclusif, où l’on expectait une force débordante dans le 1er thème, est d’abord exposé par ces dames avec une apesanteur mendelssohnienne. Même son retour périodique par le tutti demeure contrôlé, tout en prenant sens. Chapeau bas !
L’époustouflante maestria de la maestra
Ouvrant le seconde partie, le Notturno en Sol bémol Majeur Opus 70 / 1 [NB : Le recueil comprend deux nocturnes, initialement conçus pour le piano, puis orchestrés par l’auteur] de Giuseppe Martucci, jadis défendu par Muti, se révèle enfin en ces lieux. La vénusté et l’émotion pudique s’allient ici de troublante façon. Madame Scappucci sait joliment mettre en valeur les dons de coloriste du compositeur campanien. Jusqu’aux pizzicatos des contrebasses, les cordes veloutées de l’O.N.L servent avec autant d’implication que de chaleur cette page touchante, où l’effusion passionnée n’occulte aucunement l’élégiaque. L’on comprend d’autant mieux, dans ces conditions, l’influence exercée par Martucci sur les préludes, intermezzos ou interludes d’un Puccini et d’un Mascagni.
Fréquemment joué intégralement, le triptyque de poèmes symphoniques romains d’Ottorino Respighi fut céans magistralement défendu par une Simone Young déchaînée. Speranza Scappucci se cantonne aux seuls Pini di Roma [Pins de Rome]. Pour ceux de la Villa Borghèse qui ouvrent le cycle, une rutilance naît sous sa baguette, très fluide et translucide, en cela plus proche de la vision d’un Charles Dutoit [Decca] que d’un Riccardo Muti [EMI], dont la présente Maestra fut pourtant l’assistante à Salzbourg. Ici, les mélodies enfantines tourbillonnent dans une texture aérée, sous une franche mais jamais aveuglante clarté.
Moment trop souvent raté, où bien des chefs échouent, les Pins près d’une catacombe arborent ce soir un singulier relief. L’intérêt demeure en permanence soutenu par un climat de souveraine grandeur, instaurant une ambiance nostalgique, inhabituellement bouleversante.
Lors de l’épisode du Janicule, l’orchestre flamboie, se parant de rayons crépusculaires, conjugués à de piquantes teintes automnales : divin célesta, petite harmonie délicate au possible, harpe ineffable… Là, le critique confesse s’abandonner un instant à l’hédonisme…
Les Pins de la Via Appia constituent la pierre de touche de l’édifice. Notre artiste romaine – que l’on présuppose donc bien connaître le terrain – prend le soin de révéler maints détails d’une orchestration que l’on sait richissime mais où elle nous fait percevoir encore du nouveau ! Le contrôle, sur la durée, du redoutable crescendo lent suscite l’admiration. L’on peut en dire autant en ce qui concerne la gestion efficace du volume, au regard de l’acoustique inhérente à la salle. Sensation confirmée avec la spatialisation très réussie des cuivres, où les irréprochables 6 trompettes supplémentaires disposées au 1er Balcon étourdissent. Que d’affinités avec la pulsation de cette formidable musique, chérie d’Arturo Toscanini !
Vis-à-vis d’une partition pour laquelle, sur le vif, jamais nous ne fûmes à ce point saisi, louons l’époustouflante maestria de la maestra. On se prend à rêver de son retour, afin de révéler céans d’autres pages parmi les plus belles de Respighi… Nous pensons, notamment, à l’envoûtant Concerto Gregoriano pour violon & orchestre qui en surprendrait plus d’un, au Trittico botticelliano ou aux Vetrate da chiesa, autant de titres pour lesquels nous la pressentons en adéquation.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
12 Janvier 2023
