Ayant subi, comme l’Estonie et la Lettonie, le régime soviétique jusqu’au tout début des années 1990, la Lituanie se venge désormais des souffrances d’une pareille dépendance. Forte de près de trois millions d’habitants, elle joue à fond son intégration à l’Union européenne. Les rues de Vilnius, sa capitale, et de Kaunas sont d’une propreté exemplaire. L’abondance est là. On le voit au nombre des voitures de marque en circulation et des enseignes commerciales de luxe, notamment en matière de haute couture italienne. On entend parler nombre de langues. Le désenchantement à la française n’est pas de mise. La doyenne des abonnés de la Philharmonie nationale, œuvrant à Vilnius, a 98 ans et un enthousiasme exceptionnel. En dépit de l’épreuve représentée jadis par les persécutions antisémites exercées contre elle durant l’occupation nazie de la Lituanie. Les nouvelles générations travaillent, espèrent et créent. Elles incarnent l’avenir d’une nation dont le chef d’État aura été – entre 1990 et 1992 – le musicologue Vytautas Landsbergis (*1932).
Très ouverte sur le monde extérieur, la jeunesse musicienne lituanienne dispose – entre autres – d’emblèmes aussi toniques que les frères Benediktas, Motiejus et Mykolas Bazaras. Totalisant quatre-vingts ans à eux trois, ces espoirs déjà bien connus jouent fort bien du piano. Motiejus et Mykolas sont aussi docteurs en histoire de la musique. Le premier connaît à fond le développement des synthétiseurs très artisanaux, fabriqués au temps de la République socialiste soviétique de Lituanie. Le second est incollable sur les démêlés du groupe de rock Argo avec la bureaucratie moscovite, quand « les courants de transformation avaient un petit effet sur le KGB et sur le sommet du pouvoir ».1 Motiejus et Mykolas se sont livrés à ces récits au cours du colloque international des 29 et 30 septembre dernier à l’Université de Kaunas, cité natale du pianiste Vlado Perlemuter (1904-2002) et du philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995). Ce colloque se trouvait consacré à la musique comme moyen de résistance dans les pays connaissant l’oppression politique. Organisé avec le Forum Voix étouffées d’Amaury du Closel et soutenu par la Commission européenne, il aura attesté de l’internationalisation de la Lituanie.
Le corps enseignant de l’Alma Mater de Kaunas dispose – grâce au Calabrais Dario Martinelli (*1974) – d’un excellent spécialiste des chants de combat. Il a rassemblé des orateurs français, allemands, grecs, ukrainiens, finlandais, roumains, lituaniens ou britanniques. Ces conférenciers auront offert un véritable kaléidoscope, permettant de parcourir plusieurs domaines mal connus dans notre pays : la résistance ambigüe de certains musiciens roumains sous le régime dictatorial de Ceausescu ; les activités de Mikis Theodorakis dans la Grèce tumultueuse des années 1950 ; les kobzars, bardes ukrainiens aveugles ayant intéressé Chostakovitch et persécutés sous Staline ; la répression du même Staline à l’encontre des compositeurs juifs soviétiques. Le colloque aura aussi été marqué par une étrange communication du Dr. Mark Seow. Il aura parlé de la lutte des musiciens professionnels français contre la réforme des retraites, tout en comparant Emmanuel Macron à Napoléon. Venu de Cambridge, Seow avait-il l’intention de susciter l’envoi du président de la République en exil à Sainte-Hélène ?
Cette référence géographique amène à considérer que – dans la lutte de l’Ukraine contre la Fédération de Russie – la Lituanie se trouve parmi une zone de grandes tensions. La Biélorussie et l’enclave russe de Kaliningrad, bourrées d’armements, se trouvent à sa porte. Un tel contexte a conduit Ruta Pruseviiene, la directrice de la Philharmonie nationale de Lituanie, à ce que les compositeurs russes ne figurent plus au programme des trois cents manifestations se déroulant chaque année dans cette institution.2 Elle ajoute : « Si la Philharmonie nationale a été inaugurée en 1902, sous le règne de Nicolas II, nous sommes une nation de l’Union européenne, attachée à son indépendance et cultivant les droits de l’Homme. D’ailleurs, nos jeunes musiciens refusent de jouer de la musique russe. Résulte de la situation actuelle un déchirement intérieur. La nouvelle génération lituanienne a été formée par des maîtres disciples des grands interprètes et virtuoses soviétiques enseignant à Moscou, à Odessa ou à Saint-Pétersbourg. » Mais la Lituanie a trop souffert – par le passé – des agressions soviétiques contre ses élites intellectuelles, politiques ou religieuses, opérées en particulier depuis une prison du KGB à Vilnius. La faucille et le marteau ont disparu, en 1990, du cadre de scène de la Philharmonie.
La marque slave est néanmoins omniprésente quand, le 4 octobre, le Quatuor à cordes de Vilnius donne des œuvres de Penderecki et de Schubert dans la même salle. Dotée d’une altiste phénoménale – Kristina Anuseviute, la formation marche sur un sentier impressionnant une fois qu’elle interprète le gigantesque Quintette opus 18 de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) en compagnie du pianiste letton Vestard Šimkus. Ces musiciens ont appris leur métier avec les détenteurs d’une tradition n’ayant rien de germanique ni de latin. Ils montrent une humilité contrastant avec les propos suivants du nouveau directeur de l’Opéra de Vilnius : « Avant moi il n’y avait rien ; après moi il n’y aura rien. » Ces mots n’ont pas seulement déclenché un scandale d’envergure nationale. Ils ont aussi conduit le monde musical lituanien à nier fortement les phénomènes de génération spontanée. Il a le goût de l’histoire. 2023 est le 700ème anniversaire de la fondation de Vilnius. Romas Kalanta, un étudiant de Kaunas s’étant immolé par le feu en 1972, afin de protester contre l’occupation soviétique aurait soixante-dix ans cette année. Le compositeur Kipras Mašanauskas (*1970) lui a récemment consacré un opéra rock.
Ainsi que le précise Ruta Pruseviiene : « La soif de liberté de nos parents, au début des années 1980, a été renforcée par le respect de Mstislav Rostropovitch et de Sir Yehudi Menuhin à l’égard de notre nation. Ce dernier dirigea une soixantaine de fois, dans nombre de pays, Le Messie de Händel avec un chœur professionnel de Vilnius. » La force de la mémoire n’explique pas seulement la présence de divers portraits sur les murs du bureau où reçoit Ruta Pruseviiene. Elle justifie la levée de boucliers contre l’homme régnant aujourd’hui sur l’Opéra de Vilnius. Il a beau avoir programmé huit ouvrages – dont Aïda et Le Chevalier à la rose – pour la saison 2023-2024. On lui oppose que le premier spectacle lyrique donné dans le Grand-Duché de Lituanie remonte à 1636. On lui tient rigueur d’avoir oublié que la mezzo-soprano Violeta Urmana (*1959) appartient depuis quelques décennies aux gloires nationales.
La Philharmonie de Vilnius – dont la façade a été inspirée par les travaux de Charles Garnier – aime la France. Au cours de la saison venant de commencer, les pianistes Anne Queffelec et Michel Dalberto fouleront sa scène. Leur venue résultera des bons offices de leur consœur lituanienne Muza Rubackyte, installée en région parisienne. L’Orchestre symphonique national de Lituanie est aussi devenu assez familier d’un répertoire où – à côté de Debussy ou de Ravel – il tient à proposer au public des œuvres de Lili Boulanger (1893-1918), dont la cantate Faust et Hélène ayant fait d’elle, en 1913, la première femme à remporter le Prix de Rome. Quant à Olivier Messiaen (1908-1992), il a désormais sa place parmi la capitale lituanienne. La Philharmonie y a retenti de ses Offrandes oubliées et de la gigantesque Turangalilâ-Symphonie. Les experts du cru n’oublient pas qu’Olivier Messiaen ne fut pas – sous le régime soviétique – persona grata en Lituanie à cause de son esthétique sonore et de son catholicisme ardent.
Dr. Philippe Olivier
8 octobre 2023
1Kristina Burinskaite : LSSR KGB versus Lithuania, Genocide and Resistance Research Center of Lithuania, Vilnius, 2020, p. 59.
2Depuis 2022, la vie musicale française ne se distingue pas par le bannissement du répertoire russe. On vient de le constater – avec la parution chez Warner – d’un enregistrement de la Cinquième Symphonie en mi mineur opus 64 de Tchaïkovski, par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (OPS) sortant ainsi d’un épais sommeil discographique. L’œuvre de Tchaïkovski est ici conduite par l’Ouzbek Aziz Shokhakimov (*1988), désormais directeur musical de l’OPS. L’Ouzbékistan, ancienne république socialiste soviétique, est devenu un pays indépendant en 1991.