Dans le cadre du Festival Palazzetto Bru Zane Paris, le Théâtre du Châtelet propose une double affiche L’Arlésienne et Le Docteur Miracle de Georges Bizet (1838 – 1875). Donné en coproduction avec les Opéras de Tours, de Rouen Normandie et de Lausanne, le spectacle participe aux commémorations, cette année, des 150 ans de la mort du compositeur. Surtout connu par sa Carmen omniprésente sur les scènes mondiales, Bizet voit ses Pêcheurs de perles joués assez régulièrement, mais bien moins ses autres opus, comme La jolie fille de Perth, ou bien encore les deux ouvrages programmés au Châtelet. Ceux-ci, interprétés par la même équipe artistique, présentent un fort contraste, entre le drame noir de L’Arlésienne et le joyeux opéra-comique du Docteur Miracle.
L’Arlésienne n’est pas un opéra, mais un « conte musical pour récitant, ensemble vocal et orchestre », dont Bizet composa la musique de scène en 1872 pour la pièce d’Alphonse Daudet, sur commande de Léon Carvalho. La mise en scène de Pierre Lebon, également chargé des décors et costumes, déroule l’action autour d’un imposant dispositif scénique. C’est une forme de moulin qu’on distingue sur une grande charrette tirée sur le plateau, avec ses quatre ailes qui tournent lentement à l’arrière, ainsi qu’une grande roue dentée. Mais, c’est à vrai dire davantage un bric-à-brac de planches clouées en tous sens et sur plusieurs niveaux, dont on déplie, on déploie les divers éléments, tandis que sont déroulées différentes images de paysages sur un écran central. Mis à part le fond bleuté pour certaines séquences, ainsi que de rares touches de couleurs, par exemple pour les quatre faux chevaux au cours des noces de Vivette et Frédéri, il s’agit d’un spectacle en noir, blanc et gris, plutôt sombre y compris dans les lumières de Bertrand Killy.
Le récitant Eddie Chignara assure la majeure partie du spectacle, nous racontant l’amour fou de Frédéri pour cette Arlésienne, celle dont tout le monde parle mais qu’on ne voit jamais, le mariage de raison avec Vivette, puis le suicide final du jeune homme. Le texte pourrait sans doute être un peu resserré pour captiver encore davantage, mais il faut reconnaître les qualités du diseur dans ce difficile exercice de long monologue. Les divers personnages de l’intrigue sont joués au travers de la danse et du mime par Aurélien Bednarek et Iris Florentiny, tandis que Pierre Lebon complète en Innocent, petit frère de Frédéri, simple d’esprit en début de représentation, mais plus épanoui à la funeste conclusion. Les quatre chanteurs ne s’expriment que très peu, mais interviennent notamment dans la célèbre chanson du pays des santons « De bon matin, j’ai rencontré le train… ». Celle-ci arrive après une non moins connue Farandole, jouée dans un volume très fort par la cheffe Sora Elisabeth Lee, à la limite de l’assourdissant. La très belle musique de Bizet est le plus souvent interprétée avec souffle et ampleur, les moments plus intimes d’un fort contour dramatique sont également bien rendus, comme la réunion de famille où est évoqué le danger que Frédéri meure d’amour, puis le funèbre piano seul qui annonce le suicide final.
On passe à plus de réjouissances après l’entracte et ce Docteur Miracle, titre dont on connaît aussi la version de Charles Lecocq, sur le même livret de Léon Battu et Ludovic Halévy. Ce sont en effet Bizet et Lecocq qui remportaient en 1856 le premier prix ex aequo du concours d’opérette lancé par Jacques Offenbach, directeur des Bouffes-Parisiens, sur les 78 candidats présentés à l’origine, puis la pré-sélection de 6 compositeurs. Les deux ouvrages étaient créés les 8 (Lecocq) et 9 (Bizet) avril 1857 dans ce théâtre, puis tombaient en hibernation après une dizaine de représentations… en attendant une deuxième vie, que confirme cette série au Châtelet.
Décidemment factotum de la soirée, c’est le metteur en scène Pierre Lebon qui s’adresse en préambule au public, sans doute faux docteur mais vrai bonimenteur quand il fait l’article pour ses potions miracles. En costume rouge entre groom de grand hôtel et tenue de cirque, l’acteur continue par une pantomime pendant l’Ouverture, soulevant des altères avec facilité, puis tirant le décor sur le plateau. Il s’agit d’un praticable circulaire constitué de caisses et marches d’escalier et d’un escabeau, fermé à l’arrière par un rideau, évoquant un théâtre de marionnettes. Le traitement réservé à la pièce se situe entre marionnettes et cirque, en particulier à la vue des costumes rouges qui tirent vers le clownesque, faux ventre pour le podestat et chemise trop courte, dont les boutons vont casser d’un instant à l’autre, pour Silvio, faux domestique Pasquin, puis faux Docteur Miracle, mais vrai amoureux de Laurette, fille du podestat marié à Véronique. L’humour se révèle sans doute un peu lourdingue lorsque les protagonistes se jettent à terre trop régulièrement, ou quand Silvio, un peu avant le fameux « quatuor de l’omelette », met sa main sur ses bijoux de famille en disant « oh les œufs, je ne les casserai pas ». Mais le trait devient heureusement plus léger en dernière partie et la drôlerie naturelle du texte, ainsi que le comique de situation, reprennent alors leurs droits.
Sonorisé, par de petits micros sur le front pour un meilleur confort acoustique des dialogues, le quatuor vocal est d’excellente tenue, à commencer par la voix fruitée de la soprano Dima Bawab, plus sonore dans son registre aigu tout de même, et pour laquelle nous entendons quelques accents alla Natalie Dessay dans le médium. Timbre de bronze et voix puissante, Héloïse Mas s’empare avec gourmandise du personnage de Véronique, demandant un notaire plutôt qu’un docteur pour sauver son mari du – faux – empoisonnement par l’omelette… il faut dire que la multi-veuve en est à son quatrième mari !
Son mari de podestat justement est le baryton élégamment timbré Thomas Dolié, suffisamment souple par ailleurs pour ses passages d’agilité. Nous connaissions le baryton Marc Mauillon, certes baryton aigu qui chante par exemple Pelléas, mais il est annoncé aujourd’hui comme ténor dans le rôle de Silvio, drôle et disposant d’une excellente musicalité, même si l’instrument sonne régulièrement un peu nasal.
Sous la baguette énergique de Sora Elisabeth Lee, l’Orchestre de chambre de Paris régale nos oreilles, distillant les pépites de ce jeune Bizet, parfois proche d’un Offenbach dans les rythmes et l’instrumentation. Les mélodies des airs séparés sont de la meilleure inspiration et les quelques ensembles savoureux, comme le franc clin d’oeil à Jean-Philippe Rameau dans l’introduction du Quatuor de l’omelette, du moins nous semble-t-il. Ou bien encore la sombre entrée du faux Docteur Miracle qui peut rappeler celle des Contes d’Hoffmann composés par l’organisateur du concours de 1856.
Irma FOLETTI
30 mai 2025
Direction musicale : Sora Elisabeth Lee
Mise en scène, décors et costumes : Pierre Lebon
Assistante à la mise en scène : Garance Coquart
Lumières : Bertrand Killy
L’Arlésienne :
Balthazar : Eddie Chignara
L’Innocent : Pierre Lebon
Mitifio / Frédéri (danseur) : Aurélien Bednarek
Rose / Vivette (danseuse) : Iris Florentiny
Soprano : Dima Bawab
Mezzo-soprano : Héloïse Mas
Ténor : Marc Mauillon
Baryton : Thomas Dolié
Le Docteur Miracle :
Laurette : Dima Bawab
Véronique : Héloïse Mas
Silvio : Marc Mauillon
Le podestat de Padoue : Thomas Dolié
L’assistant du Docteur Miracle : Pierre Lebon
Orchestre de chambre de Paris