Si désormais les études sur Offenbach ou sur Hervé ne manquent pas, celles sur la production de ce qu’on catalogue souvent comme « opérette » bourgeoise, autrement dit celle qui – en France – va de Sedan au tout début de la Belle Époque sont très lacunaires. Pourtant l’abondance de la production de ce genre très populaire et la durée de cette popularité, au moins centenaire, justifie qu’on s’y intéresse. Autant dire que l’ouvrage que Bernard Crétel consacre à Edmond Audran vient à point nommé pour éclairer de façon précise et très complète une personnalité de premier plan en ce domaine et son abondante production.
De la façon la plus carrée et la plus lisible cette étude adopte le schéma classique « sa vie son œuvre », revendiqué en couverture. Explorant et exploitant une vaste documentation, procédant à un dépouillement méticuleux des livrets et des partitions, des enregistrements existants, de la presse d’époque, des archives d’état-civil, obtenant l’aide précieuse de la descendance du compositeur, Bernard Crétel établit en effet un tableau très documenté et très fouillé du parcours de ce compositeur prolixe malheureusement aujourd’hui souvent réduit à sa seule Mascotte, à laquelle les connaisseurs ajouteront Le Grand Mogol, Miss Hélyett et La Poupée.
Bernard Crétel établit ainsi une succession de périodes dans la vie de l’auteur qu’il fait judicieusement débuter par un tour dans son entourage familial : son père, le chanteur Marius Audran, à la belle carrière, et son frère Alfred, lui aussi chanteur à la carrière écourtée par une mort précoce. Le rôle joué par Marius Audran est loin d’être négligeable puisque c’est délibérément et par défiance envers le côté « industriel » [sic] du Conservatoire qu’il oriente son fils vers la rigoureuse école Niedermeyer. On suit les premiers pas du musicien comme organiste à Marseille où étaient installés ses parents, Marseille à laquelle il demeurera attaché sa vie durant.
La méticulosité avec laquelle Bernard Crétel suit à la fois les premiers essais de composition, d’abord religieux, mais très vite théâtraux, la « montée » à Paris puis le parcours qui est celui des provinciaux talentueux en quête de reconnaissance est déjà en soi d’une lecture attrayante. C’est en plus de cela un document sur les mécanismes de production du théâtre musical « léger » en cette période d’installation puis d’affermissement des valeurs républicaines. Ce cadre socio-politique est d’ailleurs tracé en introduction du volume et replacé dans le contexte plus large de l’histoire de l’opéra comique. Un des aspects les plus intéressants de cette étude est le souci constant de ne pas détacher le parcours artistique d’Audran des nécessités financières et familiales, des soucis d’intendance, de ceux de gestion de la carrière. Émerge ainsi un portrait de l’homme éloigné des biographies hagiographiques ou romanesques. Il n’est pas pour autant dépourvu de détails humains. Il y gagne en authenticité.
L’abondante production d’Audran est ainsi passée au peigne fin, ouvrage après ouvrage, de façon chronologique, laissant ainsi le lecteur libre d’en organiser la lecture et l’interprétation dans l’optique qui lui convient. Il faut saluer la rigueur avec laquelle sont résumés les ouvrages cités. L’exercice est loin d’être facile. Pour chacun d’eux on a un détail très précis de sa distribution, de son lieu de création (et d’éventuelles reprises), du nombre de représentations, de la mise en scène, de la critique. Il y a là un matériau précieux à dépouiller pour le chercheur attaché à une étude particulière, mais aussi un guide utile aux programmateurs en quête de redécouvertes, ou simplement à l’amateur qui a envie d’explorer le répertoire. La citation des morceaux marquants avec leur profil est aussi une source intéressante pour les interprètes soucieux d’élargir leur répertoire.
La réception, tant du côté du public que de la presse (soigneusement compulsée et citée) permet de saisir l’état d’esprit d’une société. Il est intéressant par exemple d’observer les réticences parisiennes à accepter un ouvrage – Le Grand Mogol – qui a connu le succès ailleurs que sur ses scènes avant de lui accorder le succès. On voit comment la capitale se lasse beaucoup plus vite d’un succès que la province qui continue à représenter des œuvres tombées en désaffection à Paris, sans que ce soit pour autant signe d’arriération. On constate aussi les effets du cloisonnement très français entre les genres et son corollaire : la difficulté qu’un compositeur comme Audran rencontre pour échapper au tropisme critique qui le refoule, en dépit de ses aspirations, vers l’opérette entendue comme un tantinet moins prestigieuse que l’opéra comique, genre dont il se réclame pourtant. On voit, au fur et à mesure de la lecture de cette étude, les tentatives d’Audran pour aller vers des formes plus libres ou plus ambitieuses. L’épisode de sa Photis (1896), « comédie lyrique » entièrement chantée et qui doit pour trouver une scène où être jouée s’en aller à Genève en est le plus bel exemple.
Se dégage aussi du travail de Bernard Crétel l’importance des librettistes. Le passage du tandem Chivot-Duru à Maxime Boucheron ou Maurice Ordonneau joue certainement dans l’évolution du compositeur. On voit comment l’inspiration musicale n’est jamais aussi vive que lorsqu’il y trouve de quoi l’alimenter. La chose explique en partie l’inégalité de la production. Il n’en demeure pas moins que l’insuccès, il y en eut, est parfois dû à la frilosité du public ou de la critique, d’où l’intérêt de juger sur pièces.
On trouve en fin de volume quelques intéressants jugements critiques actuels sur la musique d’Audran, un catalogue complet de ses œuvres ainsi qu’un aperçu biographique de quelques-uns de leurs créateurs.
A un moment où ce répertoire se trouve peut-être à la veille d’un retour d’intérêt, comme en a connu l’histoire du théâtre ou de la musique, cette étude, fruit d’un travail approfondi et fouillé répond à une attente d’exploration, elle est d’une lecture agréable, dans une présentation et illustration soignées, elle mérite grandement l’intérêt. La fondation Palazzetto Bru Zane – Centre de Musique Romantique Française ne s’y est pas trompée, apportant son soutien à sa publication ainsi que le CNL. La curiosité que l’on a, au sortir de sa lecture à dénicher quelques extraits de cette musique est une des marques de sa réussite.
Gérard Loubinoux
Bernard Crétel : Edmond Audran –Aux mascottes il faut croire !
Éditions Delatour France
35 euros