L’Opéra d’Etat de Berlin (Deutsche Staatsoper Berlin) marque avec une légère avance le 100ème anniversaire de la création de Jenůfa dans la capitale allemande. Une distribution remarquable, dominée par Vida Miknevičiūtė et Rosie Aldridge, est de la partie. La mise en scène de Damiano Michieletto crée un cadre efficace pour cette histoire terrible, marquée par un infanticide.
Début 1924, un Leoš Janáček presque septuagénaire se rendit à Berlin afin d’assister aux dernières répétitions et à la création locale de Jenůfa sous la direction du grand Erich Kleiber. L’ouvrage fut chanté dans la traduction allemande de Max Brod, futur exécuteur testamentaire de Franz Kafka. Ainsi commença, parmi la capitale de la République de Weimar, une tradition se poursuivant aujourd’hui. Une reprise de Jenůfa eut lieu en 1942, alors que les bombardements alliés sur Berlin connaissaient une relative accalmie. D’autres reprises se virent effectuées en 1949, en 1986 et en 2021. Cette dernière se déroula, sous la conduite de Sir Simon Rattle, sans public à cause de la pandémie du Covid 19. Mis en scène par le Vénitien Damiano Michieletto (*1975), qui prépare actuellement Médée de Cherubini à la Scala de Milan, ce spectacle est de nouveau à l’affiche.
Il a rempli – le 7 janvier 2024 – une demi-salle, les lyricophiles berlinois faisant remarquer pendant l’entracte que le grand amoureux Janáček ne serait « pas aussi mélodieux que Franz Lehár ». On s’en doute. Jenůfa n’est pas non plus La Fille du régiment. Mais Damiano Michieletto reflète avec habileté la plastique admirable de la partition. Il fait habiller la scène avec des parois mobiles et presque transparentes, dont la luminosité souligne – par contraste – la complexité des relations à l’intérieur de la famille où se joue le drame menant à un crime sur un nourrisson de sept jours. Un énorme bloc de glace constitue la métaphore de la faute commise par le personnage-titre, faute devenant un crime à cause des agissements de la créature tourmentée qu’est la sacristine Buryjovka. Incarnée par Rosie Aldridge, elle nous gratifie d’intenses moments de chant, au même titre que l’excellente Lituanienne Vida Miknevičiūtė, s’étant récemment produite en concert avec Jonas Kaufmann, Kirill Petrenko et l’Orchestre philharmonique de Berlin. Du côté masculin, les ténors Stephan Rügsamer et Pavol Breslik représentent fort bien deux hommes embarqués dans une tragédie les dépassant.
Tenus avec une indéniable autorité par Axel Kober (*1970), les membres de la Staatskapelle déploient un tapis orchestral d’une subtile beauté, tapis contrastant avec la rugosité des tabous et des contraintes sociales régnant parmi les campagnes moraves à l’époque où se déroulait la pièce de Gabriela Preissová ayant inspiré Janáček. Si l’infanticide commis par la sacristine anticipe sur d’autres crimes du même acabit – dont celui ayant suscité l’Affaire Villemin –, le décalage entre de telles mœurs et celles en vigueur à Berlin en 1924 est évident. La ville connaissait de violents affrontements permanents entre les conservateurs et les communistes. Des jeunes femmes à tout le moins émancipées chantaient des couplets révolutionnaires en distribuant des tracts et en défilant dans les rues. La société rurale dépeinte par Janáček y était déjà perçue comme lointaine. Mais la pruderie de la sacristine se maintint – de manière paradoxale – après 1949, année de fondation de la République Démocratique Allemande (RDA). Les autorités communistes au pouvoir en Tchécoslovaquie se méfiaient des êtres incontrôlables immortalisés par le compositeur. Elles l’avaient fait savoir au gouvernement de Berlin-Est. Cependant, celui-ci continuait à permettre la présentation des opéras de Janáček. Jusqu’en 1990, les représentations de Jenůfa – toujours en allemand – restèrent à l’affiche des théâtres de RDA. Une fois la Réunification du pays effectuée, on se montra fidèle à cette pratique.
Depuis, le tchèque s’est imposé là comme ailleurs. Milan Kundera a écrit, à juste titre, que Janáček honore cette langue, même si elle n’est pas comprise « dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des théâtres du monde. » Le romancier y voit « un hommage en forme de sacrifice. Janáček a sacrifié une langue pratiquement inconnue à sa musique universelle. » Souhaitons que Christian Thielemann, le successeur désigné de Daniel Barenboïm au poste de directeur musical de l’Opéra d’Etat de Berlin, continue à valoriser le maître de L’Affaire Makropoulos.
Dr. Philippe Olivier