Découvrir le secret, déchiffrer le code, posséder la clé. Qu’est-ce qui nous pousse à succomber à l’attrait de l’inconnu, à oublier ce que nous ressentions à l’origine et qui nous sommes ? Avec La Dame de pique, Alexandre Pouchkine a présenté en 1834 une variante russe du roman d’épouvante. Son protagoniste, Hermann, fixe la fenêtre derrière laquelle Lisa est assise. Tandis qu’il cherche à arracher le secret des trois cartes à la comtesse dont elle est la dame de compagnie, Lisa confond son obsession et sa présence assidue sous les fenêtres de la comtesse avec de l’amour. Dans son opéra, Piotr I. Tchaïkovski rend la chute du couple d’autant plus dramatique qu’il laisse entrevoir au début de l’action la possibilité d’une vie heureuse et qu’il nous présente la progression des deux protagonistes sur le chemin de l’aliénation et de l’autodestruction dans la folie et la mort comme la conséquence d’un choix délibéré. Comme dans un film noir, les personnages de la mise en scène de Benedict Andrews sont entraînés dans leurs propres abîmes.1
La Dame de pique est la seconde mise en scène de Benedict Andrews à la Bayerische Staatsoper, où il s’était vu confié la nouvelle production de Così fan tutte en 2022/2023. Andrews s’est, ces dernières années, consacré à des projets cinématographiques. Ainsi de son film Seberg avec Kristen Stewart, dont la première a eu lieu en 2019 au Festival du film de Venise. Sa passion pour le cinéma est patente dans sa mise en scène de la Dame de pique dans laquelle il met en œuvre les procédés stylistiques du film noir, une expression qui au départ désignait des films policiers hollywoodiens qui mettaient l’accent sur des attitudes et des motivations cyniques dans un style visuel sobre, en noir et blanc. Sombre et noire est la scène que n’habille aucune paroi. Sobres les éléments des décors de Rufus Didwiszus : une douzaine de grandes tables de jeux surmontés de luminaires, quatre voitures aux phares allumés, une grande tribune de gradins métalliques, un pédiluve ovale où viennent patauger le fantôme de la comtesse dupliquée en cinq copies, un podium de bordel sur lequel se produisent de lascives putains. Tout cela dans un camaïeu de noir et de gris. Dans l’atmosphère glauque de cette perpétuelle pénombre ce sont les lumières de John Clark qui vont donner du relief aux personnages et à leurs expressions. Un rideau d’avant-scène est descendu lors des rapides changements de décor, sur lequel sont projetés des gros plans du buste de Lisa (Asmik Grigorian) qui manipule des cartes à jouer et d’un briquet livre une dame de pique aux flammes. La direction d’acteur est minimaliste, les chœurs d’adultes et d’enfants s’avancent et reculent en une ligne unique et continue, souvent les solistes sont placés en front de scène, ce qui a l’avantage de porter l’attention sur le chant.
Lors d’un entretien mené par le dramaturge Olaf Roth et que reproduit le programme, Benedict Andrews a expliqué sa conception de l’œuvre et des personnages. Il définit Hermann comme un marginal rempli d’une rage explosive, un “proto-incel “. Le néologisme anglophone ” incel ” est un mot-valise qui désigne les célibataires (cel) involontaires (in) dans la culture des communautés en ligne, des hommes solitaires et amers qui se définissent comme incapables de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle : Hermann est marginal parce qu’il est désargenté, un perdant dénigré au bas de l’échelle sociale d’une société fortement hiérarchisée et impitoyable.
Andrews traduit métaphoriquement la brutalité des hommes de la classe dirigeante en plaçant l’action dans le monde du gangstérisme. La caste nobiliaire russe est un réseau fermé de pouvoir, similaire à celle des gangsters des films noirs classiques ou du néo-noir chinois, en référence à des réalisateurs comme Jia Zhangke ou Diao Yinan. La Russie de Tchaïkovski est aux mains d’une société mafieuse avec à sa tête un chef charismatique, le tsar. Ce qui n’est pas en substance différent de nombre de régimes pseudo-démocratiques actuels. Dans l’opéra, le rôle de ce capo est tenu par le prince Yeletski qui se choisit la plus belle femme de l’empire pour se l’offrir en trophée. Un triangle amoureux fatidique se forme comme dans le film noir classique avec un Topdog, mâle dominant puissant et autoritaire, un Underdog (Hermann) et une femme supérieure, luxueux jouet pour le premier et objet inaccessible pour le second. Hermann et Lisa ne tombent pas amoureux l’un de l’autre mais de l’image qu’ils projettent sur l’autre, recette infaillible de l’amour raté. Lisa voit en Hermann la possibilité d’échapper à la prison dorée que lui propose Yeletski. Comme dans un film noir, les deux amants sont sous l’emprise d’un amour obsessionnel, voué à la destruction. Benedict Andrews cite à ce propos la phrase célèbre de Sarah Kane : “Love me or kill me!”. Pendant tout le spectacle, Hermann a constamment une arme à la main, qu’il dirige contre les autres ou tourne contre lui-même. La folie les entraînera l’un et l’autre dans la mort. La machinerie rituelle de l’opéra exige la mort du anti-héros, qui doit être sacrifié à la fin. Lisa est dans une impasse similaire et se jette dans la Neva. Du pont, dans la scénographie de Rufus Didwiszus, on ne voit que la courbe montante, dessinée par la perspective d’une série de lampadaires qui se découpent dans la nuit froide et sinistre. La mise en scène de Benedict Andrews fonctionne comme un trou noir : tout ce qui apparaît finit par disparaître et se dissoudre dans l’obscurité. Si son propos est extrêmement cohérent, il est aussi exaspéré et veut souligner tant l’énorme charge émotionnelle des protagonistes que la critique des structures sociétales.
Le jeune chef Aziz Shokhakimov avait déjà dirigé La Dame de pique à Düsseldorf, une œuvre qu’il considère comme la plus importante du répertoire russe et dont il s’est appliqué à approfondir les tempi et à rendre la dramatique, l’accentuation précise et la richesse des couleurs. En dialogue avec le metteur en scène il a accepté la suppression de l’intermezzo mozartien considéré comme une entrave à la ligne claire de l’histoire. Shokhakimov prend pour modèle la direction des symphonies de Tchaïkovski par Evgueni Alexandrovitch Mravinski, qu’il considère comme le sommet du genre, notamment celle de la cinquième symphonie, une œuvre que l’opéra n’est pas sans rappeler. Le chef et l’admirable orchestre, – formé depuis dix ans par deux directeurs musicaux d’origine russe, – ont su rendre la magnificence des variations rythmiques et la charge émotionnelle de l’opéra sans tomber dans les excès de l’exaltation.
Les chœurs, entraînés par Christoph Heil, ont fait honneur à l’œuvre. Le chœur d’enfants mérite une mention particulière avec sa pépinière d’excellents choristes. Le ténor américain Brandon Jovanovich, tout en livrant une belle interprétation, n’a pas entièrement convaincu dans le rôle d’Hermann qu’il avait déjà interprété au Festival de Salzbourg 2018. De belles profondeurs, mais une puissance altérée surtout dans le medium lors de passages où l’orchestre semble par trop couvrir la voix. Asmik Grigorian se montre à nouveau stellaire dans son interprétation de Lisa : elle nous entraîne au cœur d’une féminité intense et complexe, dont elle parvient à moduler tant la puissance et l’énergie que la douceur et la déchirante fragilité. Sa scène du pont est admirable. Le baryton russe Boris Pinkhasovich récoltera la plus longue ovation pour son Yeletski qui avait déjà été encensé à Baden-Baden en 2022. La voix volumineuse, percutante et chaleureuse donne dès le premier acte un somptueux “Ya vas lioubliou” qui donnerait à croire que l’amour peut triompher dans cet opéra qui prouvera très vite tout le contraire. Le Tomski de Roman Burdenko est lui aussi très apprécié, un rôle qu’il pratiquait déjà avec succès au Mariinsky pétersbourgeois. Le baryton russe rend fort bien les facettes de ce personnage au premier abord sympathique mais qui passe des tendresses (érotiques?) de l’amitié à la séduction diabolique. Violeta Urmana offre sa maturité au personnage de la comtesse, une noble femme qui prêche des vertus qu’elle est loin d’avoir elle-même pratiquées. et en impose tant vocalement que scéniquement par sa composition du rôle. La scène hallucinée du pédiluve, au cours de laquelle la comtesse est quintuplée, est décoiffante au propre comme au figuré : la comtesse qui portait perruque est contrainte d’afficher sa calvitie. La mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva, qui fait partie de la troupe du Bayerische Staatsoper depuis la saison dernière, donne une Polina grâcieuse, touchante, sincère et sensible dans sa romance, une prestation très appréciée et dûment applaudie.
” La critique est aisée mais l’art est difficile. ” Et fort heureusement la Bayerische Staatsoper offre la possibilité à tout un chacun de se forger sa propre opinion en visionnant le spectacle en ligne. La représentation du 10 février 2024 sera retransmise en direct sur STAATSOPER. TV, ainsi que sur medici.tv et mezzo et sera disponible internationalement.
Distribution du 7 février 2024
Direction musicale Aziz Shokhakimov
Mise en scène Benedict Andrews
Scénographie Rufus Didwiszus
Costumes Victoria Behr
Lumière Jon Clark
Chorégraphie Klevis Elmazaj
Chœurs Christoph Heil
Dramaturgie Olaf Roth
Hermann Brandon Jovanovich
Tomski Roman Burdenko
Prince Yeletski Boris Pinkhasovich
Tchekalinski Kevin Conners
Surin Bálint Szabó
Tchaïlitski Tansel Akzeybek
Naroumov Nikita Volkov
Le maître des cérémonies Aleksey Kursanov
La comtesse Violeta Urmana
Lisa Asmik Grigorian
Polina Victoria Karkacheva
La gouvernante Natalie Lewis
Macha Daria Proszek
Le commandant des enfants Olga Surikova
Orchestre de l’État de Bavière
Chœur de l’Opéra d’État de Bavière
Chœur d’enfants de l’Opéra d’État de Bavière
1Traduction du paragraphe de présentation de la BSO.