Retour sur le concert Lili Boulanger/Dmitri Chostakovitch/Richard Strauss de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo
Axé autour de la présence fascinante du violoncelliste norvégien Truls Mørk dans le Concerto n°1 de Chostakovitch, le concert donné par l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo le 5 mai dernier nous aura permis de découvrir D’un soir triste, pièce bouleversante pour orchestre de Lili Boulanger et d’entendre avec bonheur un orchestre tout à la fois rutilant et poétique dans le poème symphonique de Richard Strauss, Une vie de Héros.
Sans vouloir à tout prix chercher un fil conducteur à ce programme, c’est bien la figure de l’héroïsme, ordinaire ou plus grandiloquent, que l’on retrouve dans les trois pièces à l’affiche en cette soirée du 5 mai.
La lumière blafarde d’un dernier soir…
Pièce pour grand orchestre, D’un soir triste (1918) semble reposer sur le contraste entre la pulsation faible d’un battement de cœur et la manifestation de la Mort qui se présente et frappe à la porte dans une sorte de lente ascension vers un tutti lugubre. Les timbales, particulièrement présentes ici, donnent à l’ensemble de la pièce une sorte de grandeur tragique qui, en ce qui nous concerne, nous fait songer aux horreurs d’un conflit mondial dont la compositrice, par les douleurs physiques et psychologiques dont elle souffrait depuis l’enfance du fait de sa tuberculose intestinale, ressentait sans doute encore davantage l’intensité. L’héroïsme ordinaire de l’instant semble ici rejoindre l’inexorabilité de la fin proche que Lili Boulanger éprouve au plus profond de sa chair et qu’elle réussit cependant à transformer en or, par la beauté d’une écriture orchestrale qui nous permet d’apprécier les beaux contrastes offerts par les pupitres des bois (clarinettes, clarinette basse puis hautbois et flûtes), les longues phrases confiées aux cordes – d’où émergeront à l’occasion, sur fond de harpes et célesta, le premier violon de David Lefèvre – et les brusques rappels à la réalité des cuivres et des percussions, autant d’instants que les musiciens du philharmonique de Monte-Carlo, sous la baguette attentive d’Andris Poga, savent amener avec leur sensibilité coutumière.
Truls Mørk, héros ténébreux et farouche
Violoncelliste parmi les plus réputés de son temps, le norvégien Truls Mørk donne d’emblée au thème initial exposé dans le premier mouvement Allegretto du concerto n°1 de Chostakovitch une sorte de caractère farouche qui, personnellement, nous fait irrésistiblement penser à une déclinaison musicale de la fuite en avant et à cette importance de la notion de tragique dans la musique du compositeur probablement le plus dénoncé et le plus poursuivi par le régime politique de son pays ! Dans ce mouvement qui fait particulièrement la part belle aux interventions quasi dissonantes de la clarinette puis des autres bois et ouvre le champ à un dialogue de haute voltige avec le cor solo de Patrick Peignier, le violoncelle de Truls Mørk sait passer de la fièvre à la rugosité sans pour autant oblitérer cette touche de bonhomie où l’instrument se fait soudain débonnaire ! Le contraste avec l’atmosphère musicale du deuxième mouvement Moderato est d’autant plus marqué que, malgré la poursuite du dialogue entre le violoncelle et le cor, c’est surtout maintenant la conversation avec l’ensemble des cordes, amorcée par une mélodie au lyrisme bouleversant, qui frappe notre attention et nous conduit dans la psyché tourmentée du compositeur – apaisée, un bref instant, par le souvenir au célesta d’un lieu cher peut-être – ce que la cadenza qui suit achèvera de faire. Dans ce mouvement à la dimension si introspective pour le soliste – laissé seul face à lui-même – on est frappé par la manière dont une nouvelle mélodie semble vouloir poindre mais est régulièrement interrompue par les pizzicati intempestifs de l’interprète avant que celui-ci ne projette son instrument dans une frénétique envolée, interrompue d’abord par une brève reprise des quatre notes initiales puis définitivement lancée dans une course-poursuite dont l’urgence dramatique ne nous étonnera pas au vu de l’intérêt que nourrissait Chostakovitch pour la musique de film1.
Le caractère finalement très cinématographique de ce concerto, dans quelques-uns de ces instants, constitue d’ailleurs l’un des points communs importants avec la dernière œuvre au programme de ce concert.2
L’orchestre en héros tragique
On attendait avec impatience l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo dans l’œuvre monumentale de Richard Strauss, Ein Heldenleben, (Une vie de Héros) et l’on n’a pas été déçu !
Dès le lever de rideau – puisque dans la plupart de ses poèmes symphoniques, Richard Strauss nous prépare déjà l’audition de ses opéras à venir – la puissance de l’attaque des huit contrebasses nous scotche sur notre fauteuil et donne le coup d’envoi d’un festin musical de quelques quarante minutes. Bien sûr, tout au long de cette soirée, il y aura en excellente place sur le podium les phrases insolentes de la clarinette – en particulier lors de l’évocation des œuvres du héros où l’instrument cite Till l’Espiègle – le caquètement parfaitement en place des bois, jusqu’au piccolo, évoquant les divers détracteurs de l’artiste et l’attaque impressionnante des huit cors – citant cette fois-ci le poème symphonique Don Juan – mais, dans cette musique à programme, c’est évidemment le premier violon qui se taille la part du lion en nous présentant la compagne du héros. Avec une précision technique hors-pair – qui n’oublie jamais la geste amoureuse entretenue par Strauss avec cet instrument – David Lefèvre délivre ici une prestation à la fois virtuose et émouvante, son archet dosant parfaitement la part de légèreté diaphane et aérienne, consubstantielle au portrait de cette compagne, et une certaine façon de s’effacer en toute discrétion, presque en apesanteur, dans les tous derniers accords. Splendide.
Alchimiste à l’expertise confirmée dans ce type de répertoire – comme c’était précédemment le cas avec la musique de Chostakovitch si liée à ses propres origines – Andris Poga, avec une économie de geste dans sa battue, établit avec la phalange monégasque une architecture sonore à la pâte parfaitement levée, permettant ici à l’orchestre de déployer sa force de frappe collective mais facilitant également la personnalité individuelle de chaque instrumentiste pour en faire, à leur tour, des héros du quotidien !
Hervé CASINI
5 mai 2024
1 Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce concerto est l’exact contemporain de trois des partitions les plus importantes de Bernard Herrmann pour la caméra d’Alfred Hitchcock, à savoir Vertigo (1958), North by northwest (La Mort aux trousses) (1959) et Psycho (1960).
2′ L’interprétation du Bach donné en bis par Truls Mørk déclenche une nouvelle standing ovation.
Les artistes :
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo (premier violon supersoliste : David Lefèvre), direction : Andris Poga
Violoncelle : Truls Mørk
Le programme
Lili Boulanger, D’un soir triste (1918)
Dimitri Chostakovitch, Concerto pour violoncelle n°1 en mi bémol majeur, op. 107
Richard Strauss, Ein Heldenleben, (Une vie de Héros), poème symphonique op. 40