Contrairement à ce que nous entendîmes fuser de-ci, de-là, à l’entrée du présent concert, son contenu témoigne d’une foncière cohérence. Outre que la triade Berlioz / Liszt / Wagner matérialise la grande réforme dans l’évolution d’une pensée musicale progressiste au XIXème siècle, chacun fut en relations avec Mendelssohn dont, de surcroît, plus d’une composition exerça un influence avérée sur Wagner (Psaume 42, ouvertures de concert Meeresstille & glückliche Fahrt et Die Schöne Melusine, Symphonie “Reformation“…etc.). Par ailleurs, il faut reconnaître que la physionomie dans l’agencement des pièces proposées ce soir brise adroitement la traditionnelle structure ouverture / concerto / symphonie, d’autant qu’aucune des partitions présentées n’excède les trente minutes en durée totale d’exécution. Encore faut-il se hisser à la hauteur d’un rude enjeu, tant elles requièrent des aptitudes contradictoires.
Un périple passablement irrégulier
Fabuleuse peinture marine, hautement évocatrice sinon intégralement descriptive, l’ouverture Die Hebriden oder Die Fingalshöhle [Les Hébrides ou La Grotte de Fingal] Opus 26, constitue une éblouissante photographie sonore. Fruit d’une excursion accomplie par Felix Mendelssohn en 1829 dans l’île de Staffa – avec, pour impressionnant couronnement, sa grotte basaltique, jouet des marées – sa restitution n’a rien d’évident, plus d’un chef aguerri peinant à en traduire les multiples subtilités. Or, nous avions constaté chez Nikolaj Szeps-Znaider une adéquation réduite vis à vis de l’écriture mendelssohnienne. Déjà en septembre dernier, où il nous livra une ouverture Ein Sommernachtstraum [Le Songe d’une nuit d’été] fort prosaïque.
Aujourd’hui, le jugement sera moins sévère. Admettons pourtant que l’Allegro moderato princeps offre un déficit criant en intensité, en galbe, en soutien même, flirtant avec la platitude. À l’opposé, la section tempétueuse, ff au terme du crescendo, souffre d’un excès de brutalité à revendre, frisant le disgracieux. Il faut donc rejoindre le passage où surgissent les effets d’échos – au reste, peu probants – pour que le chef trouve ses marques entre ces tendances opposées. Dès lors, l’éloquence discursive autant que sa texture évocatrice gagnent le niveau d’exigence attendu, avec une mention pour l’enveloppante clarinette solo tenue par Nans Moreau.
L’ouverture du Vaisseau fantôme ou Der Fliegende Holländer [Le Hollandais volant] montre Szeps-Znaider plus à son avantage, ses affinités avec Wagner nous étant depuis longtemps connues. Incipit foudroyant (même si l’entrée des trombones, un brin timide, gagnerait à plus d’opulence, façon Solti), petite harmonie faisant corps et déployant des trésors de délicatesse pour l’énoncé du motif rédempteur lié à Senta, cors superlatifs… soit bien des atouts, aptes à contrebalancer un thème de l’errance qui mériterait des traits de cordes aiguës moins bonhommes, plus francs… mais sans doute compliqués à atteindre dans l’abusive urgence du tempo choisi ici. Suit, en revanche, un impeccable traitement du thème festif des norvégiens. Hélas, les développements peinent à captiver, car plus heurtés, dans l’esprit d’un Sawallisch – mais sans son oxygène – que dans la filiation romantique d’un Dorati. Toutefois, la section ultime avec sa péroraison accèdent à un vrai panache, concluant sur une bonne impression un périple passablement irrégulier.
Les aspects les plus évocateurs dans la narration de la folle cavalcade convainquent
Peu de baguettes savent réussir les poèmes symphoniques imaginés par Franz Liszt. Ce fut presque toujours le cas avec les directeurs musicaux de l’ONL, à une exception près : Jun Märkl, qui opéra une fusion idéale entre cet orchestre et le Maître hongrois, que ce soit dans Les Préludes ou tant d’autres pages trop délaissées actuellement. Szeps-Znaider tente l’aventure avec Mazeppa, l’une des plus redoutables partitions dans cette série conçue après 1849, soit lorsque l’auteur, renonçant à sa vie d’itinérance virtuose, s’installa à Weimar.
Précisons qu’à la différence d’un Tchaïkovski qui, dans son opéra éponyme, évoque Mazeppa dans sa maturité, alors qu’il aspire à l’indépendance ukrainienne et s’allie à la Suède contre le Tsar Pierre le Grand, Liszt l’évoque ici jeune homme lorsque, ayant séduit l’épouse d’un noble polonais, il fut condamnée à être attaché sur le dos d’un étalon sauvage qui, dans une équipée furieuse, le conduisit jusqu’à l’épuisement en Ukraine. Sans abonder, les références discographiques s’avèrent malaisément oubliables en l’espèce, dominées qu’elles se trouvent par la version Karajan avec les Berliner Philharmoniker [gravée pour DGG en 1961], un must absolu, quasi indémodable depuis. Certes, Szeps-Znaider n’accède pas au même tranchant d’acier au niveau des cuivres. Néanmoins, la dynamique du discours comme les aspects les plus évocateurs dans la narration de la folle cavalcade convainquent. Tout particulièrement, ils s’appuient sur un engagement d’une violence inouïe obtenue des cordes, incandescentes, fiévreuses au possible, jouant comme si leurs vies en dépendaient. Le chef réussit notablement l’épisode médian, avec la chute du cheval épuisé, si souvent atone chez d’autres. Quant au triomphe conclusif, il atteint toute la majesté espérée, autant qu’une gamme chatoyante dans les réminiscences pittoresques. Du début à la fin le chef reste concerné, son orchestre investi, leur intérêt pour l’ouvrage patent, aboutissant enfin à la signature d’une incontestable réussite.
Sachons remettre en cause les acquis pour cet état des lieux
La présente audition des Nuits d’été pose une question fondamentale. Non pas celle de l’attribution à une seule voix soliste du cycle intégral, car ce point se trouve désormais bien établi, sans équivoque : Hector Berlioz a conçu ses mélodies pour diverses tessitures. Soit ! La véritable interrogation, qui surgit inopinément ce soir, demeure : une franche maturité est-elle indispensable à l’artiste engagé(e) pour restituer tout ce que ces pages véhiculent en émotion ou profondeur des sentiments ? Après tout, bien des jeunes gens ne font-ils pas preuve d’un vrai discernement quand la sagesse manque à certains individus chenus ? Ainsi, le choix porté sur Johanna Wallroth, cantatrice suédoise tout juste trentenaire, surprend moins pour la question idiomatique (son français se révèle digne, même si certaines liaisons sont oubliées alors que d’autres sont pertinemment assumées) que par sa typologie vocale, relevant du soprano lyrique léger, abonné aux Susanna, Despina ou Pamina chez Mozart et à Eurydice dans Orfeo de Gluck. Sans doute avons-nous été trop habitués à entendre des sopranos grand-lyriques ou dramatiques voire des mezzos dans ce chef-d’œuvre marquant la naissance des mélodies avec orchestre. Aussi, sachons remettre en cause les acquis pour cet état des lieux.
Avec les moyens d’une Barbara Hendricks – jusqu’au mimétisme ponctuel du timbre ! – Johanna Wallroth possède le privilège d’une juvénilité sagace mais fraîche, bienvenue pour La Villanelle, où le chef se fait trop discret (la modulation des cordes graves, privée de relief). Quand Le spectre de la rose peine un peu à trouver son assise dans un organe au gabarit restreint, la maîtrise prosodique, le respect des nuances, la probe conduite de la ligne comme la gestion du souffle témoignent d’un sérieux travail sur le fond, stylistiquement payant. Un supplément d’émotion surgira avec l’âge. Beaucoup plus lyrique, Sur les lagunes préoccupe trop techniquement la jeune artiste qui, du coup, ne peut exploiter ici les vertus constatées auparavant. Mais le supplément d’étoffe viendra probablement avec le temps. Absence lui convient davantage : habitée, bénéficiant d’une sensibilité exacerbée, apte à susciter l’émoi, secondée par un chef moins distant. Au cimetière laisse transparaître une perspicacité dans les inflexions ou le poids des mots. Honorablement restituée, L’île inconnue omet juste une pincée d’ironie distante. Cependant, au terme d’un intéressant itinéraire, reconnaissons que les bourgeons pourraient fort bien s’épanouir bientôt où, pour Berlioz, les moyens d’une plausible Teresa dans Benvenuto Cellini forment la belle promesse d’une floraison imminente.
L’équilibre parfait des strates s’identifie notamment dans l’acmé du Leitmotiv des pèlerins
Dans un parcours inégal, il suffit d’une amélioration constante pour emporter les faveurs d’un auditoire, ce dont témoigne l’ouverture du Tannhäuser de Wagner, servie en guise d’épilogue. À la réserve près d’un tempo initial que l’on préfèrerait un tantinet moins pressé, tout respire la grandeur, la compréhension et la hauteur de vue sur le sujet. L’équilibre parfait des strates s’identifie notamment dans l’acmé du Leitmotiv des pèlerins, entre les cuivres solennels, les guirlandes affirmées des cordes et les timbales opportunément saillantes. Moyennant la conscience que nous somme ici en mouture de Dresde – et non de Paris – les voluptés vénusiennes à proprement parler (les segments de musique coïtale) semblent moins motiver le chef, contrairement au thème de l’hymne à Vénus, adoptant quant à lui, sous sa battue, une parure somptueuse. Un moment magique à mentionner absolument : le dialogue violonistique entre la supersoliste Jennifer Gilbert et le 1er solo Jacques-Yves Rousseau, sur le motif ensorcelant par lequel la déesse de l’Amour cherche à retenir Tannhäuser captif de ses ivresses lascives, rarement entendu aussi finement ciselé que ce soir. Tout convainc à un tel degré que, parvenu aux ultimes mesures, l’on s’étonne presque en ne voyant pas un rideau se lever sur l’Acte I de l’opéra… À cette aune, nous serions volontiers restés sur place… trois heures de plus !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
17 avril 2025