À n’en pas douter, l’association d’œuvres affichées ce soir dévoile, si l’on prend la peine d’y réfléchir, une cohérence certaine. Car il y a un sens à réunir ainsi le plus éminent illustrateur d’un romantisme germanique tardif et l’artisan principal d’une véritable renaissance pour la musique britannique, spécifiquement dans une vaste partition fleurant bon le postromantisme. Encore faut-il assurer les enjeux en l’espèce : surtout une équité entre soliste et orchestre dans la première proposition ; essentiellement, une vision globale bien maîtrisée pour la seconde.

Une gerbe d’étincelles sonores dans la rutilante coda emporte tout sur son passage
Les exécutions du Concerto pour violon & orchestre N°1 en sol mineur Opus 26 de Max Bruch, dans sa mouture révisée, créée en 1868, furent nombreuses depuis l’inauguration de l’Auditorium en 1975. La plus mémorable jusqu’ici ? Probablement celle offerte en 1990 par Emmanuel Krivine avec un Isaac Stern septuagénaire déclinant qui, après avoir éraflé Mozart, recouvra soudain un insolite état de grâce, gagnant tous les suffrages en seconde partie… !
Or, un soliste vaillant ne suffit pas ici, tant la substance éminemment symphonique du propos exige un chef avant tout concerné, capable d’énergie, alliée à une vraie palette poétique. Les mesures princeps rassurent sur ce plan, puisque Nikolaj Szeps-Znaider octroie un franc relief, voire une nervosité bienvenue, à sa phalange, tandis qu’Augustin Hadelich nous happe illico par une sonorité à la mesure des lieux et des doubles cordes renversantes d’autorité comme en sûreté. Quelque chose dans ses postures évoque fantasmagoriquement certains violonistes du XIXème siècle, dont existent moult illustrations en gravures : un tantinet voûté, fermement ancré au sol, les genoux imperceptiblement ployés, l’artiste occupe généreusement l’espace en largeur. Assurément, au-delà d’une fascinante silhouette, tout dans les sonorités émises traduit un caractère volontaire sous une apparente douceur. Quelle confondante technique, en sus ! Utilisée sur un Guarneri del Gesù sonore, elle fait poser la plume au critique le plus endurci.
L’Adagio central figure parmi les plus soignés entendus ici en un demi-siècle. Dans le mode délicatesse Hadelich excelle, secondé par un chef fin connaisseur d’une partie qu’il a jouée en soliste, se surpassant en fibre lyrique, loin des usuelles langueurs : un rayon de soleil se conjugue ici au lait et au miel avec – enfin ! – une indication Morendo strictement observée.
Pierre de touche par excellence, le Finale, Allegro energico – Stringendo poco a poco – Presto, reste l’épisode où l’on attend plus qu’ailleurs les protagonistes. Combien d’archets timorés avons-nous subi dans ces pages ? Trop, certainement ! Or, ce soir, dès le frémissement initial, tout traduit une rare compréhension des nécessités. Même si – à notre avis – l’incontournable référence demeure la miraculeuse gravure laissée par Arthur Grumiaux où Heinz Wallberg dirige le New Philharmonia Orchestra1, le tempo un soupçon plus serré imposé par Szeps-Znaider à ses troupes dans les tutti fait resplendir les timbres, rendant justice à l’écriture étincelante dispensée par Max Bruch dans cette section. Simultanément, Augustin Hadelich colorie, perfectionne même la beauté d’un registre suraigu qui nous avait semblé banal de prime abord. Une gerbe d’étincelles sonores dans la rutilante coda emporte tout sur son passage, portant l’auditoire aux lisières du raptus. Quel talent ! On en redemande, se prenant même à rêver : Bruch étant peu affiché céans, nonobstant cet ouvrage précis ou la Fantaisie écossaise Opus 46, l’on aimerait entendre ses autres concertos, dont les 2ème et 3ème pour violon et orchestre, ou les trois symphonies, jadis défendues par le convaincant Kurt Masur !

L’ONL dans son ensemble ronronne ici tel le moteur d’une Bentley
Comparativement à ses délaissé(e)s compatriotes contemporain(e)s – Stanford, Holst, Smyth, Delius, Vaughan-Williams voire Walton – Elgar ne se voit pas mal servi à l’Auditorium. Au-delà des Pomp and Circumstance Military Marches Opus 39 (que Serge Baudo se plaisait à offrir parfois en bis), les deux grands concertos (Violon, Opus 61 ; Violoncelle, Opus 85), les Variations Enigma ou l’Étude symphonique Falstaff ont résonné en ces murs, effectuant des retours réguliers sinon abondants. Pour ce qui concerne les symphonies, précisons qu’Elgar échoua d’abord à écrire, fin 1898, une partition à programme, qu’il souhaitait consacrer à feu Gordon Pacha, le héros de Khartoum. Résultat d’un tout autre projet, sa Symphonie N°1 en La bémol Majeur Opus 55 ne vit le jour qu’en 1908. Fort bien reçue, elle le poussa à élaborer la Symphonie N°2 en Mi bémol Majeur jouée ce soir, qui ne suscita guère d’engouement à sa création en 1911. Cette décevante réception explique en partie qu’il laissera inachevée sa 3ème Symphonie, laquelle sera agencée par Anthony Payne, à partir des esquisses du compositeur2.
D’une profuse densité harmonique confinant au touffu, la présente Symphonie N°2 pose plus d’un problème aux chefs qui tentent l’aventure.
Les accomplissements s’avèrent rares, avec, totalement opposées en conception, deux absolues réussites : la fluidité philologique de Sir Adrian Boult [EMI 1976 : 53’16’’] ou le dessein analytique d’un Giuseppe Sinopoli [DGG 1988 : 65’23’’ !].

Connaissant désormais les attitudes inhérentes à Szeps-Znaider, nous croyons pouvoir attester que l’œuvre – dont, sauf erreur, ce n’est que la seconde audition lyonnaise – l’intéresse. La physionomie décidée conférée à l’incipit, le traitement affirmé des thèmes, la mise en exergue pour plus d’un détail (par exemple : les crépitements des harpes !), tout laisse transparaître une vraie connaissance dans l’exploration de cette partition complexe. Faisant rutiler cordes et cuivres, il parvient à tracter ses instrumentistes, peut-être pas unanimement convaincus à la perspective d’interpréter un si ample objet, rarement “payant”, dont les attraits se dévoilent en creusant inlassablement dans sa substance. Opter pour une battue dynamique s’impose dans un tel contexte. Avec un parcours total réalisé en 56’21’’, l’on approchera l’idéale moyenne.
A posteriori défini telle une déploration sur la mort du Roi Edouard VII, le Larghetto subjugue par l’implication de chacun, dominée par des cordes aiguës inouïes d’éclat. Pourtant, l’on peine à déceler dans cette interprétation soutenue le saisissement escompté, la solennité l’emportant sur l’affliction douloureuse. L’on reste impressionné mais modérément captivé. Une conclusion habitée exceptée, il appert qu’une dimension émotionnelle fait un peu défaut.
En revanche, dans le Rondo / Presto, le chef dispense une verve, une exubérance contrôlée qui lorgne vers le Till Eulenspiegel straussien. Tous les protagonistes se livrent à une surenchère en déploiement d’une élasticité enveloppante, sans omettre la vigueur dans les segments les plus sonores. L’ONL dans son ensemble ronronne ici tel le moteur d’une Bentley. Tout au plus pourrait-on perfectionner la question d’un surcroît d’idiomatisme, flagrant chez Adrian Boult.
Pour le somptueux Moderato e maestoso conclusif, Szeps-Znaider sait prendre son élan avec sagesse, sans brûler d’entrée de jeu toutes ses cartouches. Les courbes dévolues aux violons I et II s’épanouissent dans un moelleux de haut luxe, tandis que les deux groupes de cuivres façonnent des tranchants d’un aplomb épatant. Seul motif d’insatisfaction relative : la petite harmonie se trouve un brin étouffée, peinant à émerger du magma environnant. De toute évidence, l’équilibre des autres masses aurait gagné à davantage de travail structurel pour mieux préserver la balance phonique. La progression vers la conclusion, dans la conception du chef, procure éventuellement la clef à nos interrogations. Il y a là quelque chose évoquant irrésistiblement le légendaire “fondu” d’un Karajan. Or, ce concept ne fonctionne pas dans tous les répertoires européens. Le style so british d’Elgar appelle, sans doute, d’autres options. Néanmoins, après une coda superbement contrôlée, l’auditoire rend justement hommage à une vision, perfectible mais sans faute de goût, servie par un orchestre intrépide et zélé.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
12 décembre 2025
1 Parue chez PHILIPS en 1973, reportée sur CD dans un couplage avec le Concerto en Ré Opus 77 de Brahms dirigé par Sir Colin Davis.
2 Sous cette forme, elle ne sera créée qu’en 1998, par le BBC Symphony Orchestra, placé sous la baguette d’Andrew Davis.



