La notion de modernité a, par définition, toujours quelque chose de relatif. N’oublions jamais que, ce qui paraît “moderne” un jour donné, ne le sera plus forcément dans les années qui suivent. À ce titre, le terme d’avant-garde nous est toujours apparu infiniment plus séduisant autant que davantage approprié. Dans cet esprit, allier ce jour une œuvre contemporaine avec la première symphonie de Mahler – considérée, en son temps, telle une pièce avant-gardiste – constitue une expérience comme un choix des plus opportuns, voire attractifs. De surcroît, chacun, à sa manière, puise aux sources de riches contextes littéraires, russe puis allemand.
Une réquisition très physique, mais rien qui puisse désarçonner un Gautier Capuçon… !
Venu au monde en 2021 à l’Isarphilharmonie (salle où, après l’auditorium du Gasteig, se produit actuellement l’Orchestre Philharmonique de Munich), Diary of a madman de Lera Auerbach [née en 1973] a immédiatement su créer la fascination. La compositrice déclare trouver son inspiration dans Le Journal d’un fou de Nikolaï Gogol pour cette partition assez complexe, qu’elle n’hésite pourtant pas à considérer tel un concerto à part entière, mais en un seul bloc, sans césures. Il reste juste un peu regrettable qu’elle ne se montre pas plus diserte sur le contenu de cette musique à programme dans les détails. Le précédent du Don Quixote de Richard Strauss, avec ses foisonnantes péripéties très explicitées, semble malgré tout former un antécédent, qui pourrait servir de référent à cette nouvelle pérégrination sonore.
À l’occasion de sa création française, nous relatons notre contact princeps avec l’ouvrage. Il débute par une séquence à découvert du violoncelle soliste, impressionnante à la fois par l’engagement exigé et la vaste échelle de nuances requises. L’orchestre entre graduellement en lice, avec les interventions envoûtantes des xylophones, célesta et cloches tubulaires, le tout dans une ambiance où l’influence de Korngold affleure. Par la suite, les propos du soliste s’épanchent le plus souvent dans un espace sonore ascétique. Bien que nous n’ayons pas eu accès au conducteur d’orchestre, trois points retiennent spécialement notre attention. D’abord l’intensité des évolutions assignées aux cordes où, la moitié du temps, tout semble tendu à craquer. Ensuite, des réminiscences d’ambiances qui pourraient prendre leurs racines dans Chostakovitch aussi bien que dans les hymnes liturgiques orthodoxes. Enfin, plusieurs segments chambristes, tels ces brefs dialogues avec le soliste, dont ceux établis par le 1er violon (tenu ce soir par une Jennifer Gilbert très en relief). Question écriture, nous ne pouvons certes guère nous aventurer, faute d’une connaissance du texte. Néanmoins, cela n’empêche pas d’évoquer nos ressentis. Le violoncelle solo se trouve incontestablement confronté à maints obstacles éprouvants. Pêle-mêle, relevons d’intenses autant que violents ostinatos, un fort usage des sons harmoniques, doubles – voire, sauf erreur, triples – cordes, glissandos, une réquisition très physique, (pas de “col legno“, du moins nous n’en avons pas noté) mais rien qui puisse désarçonner un Gautier Capuçon. Certes, le violoncelliste français semble plus crispé que d’ordinaire en affrontant crânement un parcours semé d’embûches. Madame Auerbach ne se montre toutefois pas avare d’épanchements mélodiques, dont la teneur investit substantiellement l’avant-dernière partie. Un matériau cadentiel véhément annonce la fin d’un itinéraire plutôt fascinant. En admettant que cette composition puisse décontenancer une portion frileuse du public, elle ne laisse pas indifférent, suscitant même constamment l’intérêt.
En bis, le chef emprunte le violon de Madame Gilbert, se joignant à Gautier Capuçon et à l’ensemble des violoncelles, dans une transcription ensorcelante des concises Cinq pièces pour deux violons & piano de Dimitri Chostakovitch.
Tant d’éclairages inusités convainquent au fil de cette vision
Quelle heureuse surprise nous attend avec une disposition presque totalement “à la viennoise” pour la Symphonie N°1 en Ré Majeur “Titan”1 : violons II à droite du chef, violoncelles devant, avec les contrebasses centrées sur l’arrière, au droit des percussions. Nikolaj Szeps-Znaider poursuit donc philologiquement son exploration non chronologique des partitions de Gustav Mahler (alors qu’on aurait légitimement pensé qu’il commençât par celle-ci !). Tout autant jouée quantitativement en ces murs que la 4ème et la 5ème, elle diffère de ces dernières sur un point : depuis l’inauguration de l’Auditorium, “Titan” n’a jamais connu le moindre ratage !
Si des prédécesseurs de notre actuel Directeur musical proposèrent des introductions plus impalpables que celle-ci, ils ne le dépassaient pas en hédonisme acoustique. L’attaque du « Immer sehr gemächlich » [toujours très calme] à la mesure 63 affiche aussitôt une franche bonhomie, alliée à une élégance très “Wiener Art“. L’indication « Schleppend » [en traînant] mériterait un respect plus strict, même quand on dirige ainsi de mémoire [14’, soit plus vite que Solti, Bernstein, Inbal ou même Kubelik !]. Ce nonobstant, cela ne nuit pas à la limpidité, avec des plans parfaitement définis. Tout l’appareil bucolique arbore une parure consistante, d’une irrésistible séduction, grâce à des cordes en apesanteur. Les ascensions reposent sur des fondations creusées profond, excavées, avec des crescendos accomplis, d’une splendide unité.
Pour le scherzo en La Majeur du 2ème mouvement, outre une loyale énergie de “musique en sabots”, une autre hardiesse nous attend : le chef confère une physionomie brucknérienne encore jamais rencontrée au 1er thème. Rien d’inédit ensuite dans le divertissement central, qui reste de haute tenue, adoptant une allure franchement “fin de siècle”, sur laquelle plane l’ombre de Stephan Zweig. Avec 7’40’’, Szeps-Znaider se situe parmi les plus prestes après Chung.
Botond Kostyák à la 1ère contrebasse et le timbalier solo Adrien Pineau entament de façon totalement envoûtante le « Bruder Jakob », bientôt secondé par le tuba saillant, enveloppant au possible de Guillaume Dionnet. Et quelle merveilleuse désinvolture exsude ensuite des bois dans les thèmes des bohémiens qui – pour la première fois dans notre carrière de critique – nous laissent les yeux abondamment embués. Captivante de bout en bout, menée en 9’40’’, l’interprétation continue de surprendre dans l’épisode central où, cette fois, une filiation issue d’Antonín Dvořák, insoupçonnable jusqu’à présent, paraît soudain évidente ! Or, tant d’éclairages inusités convainquent. Voilà ce qui reste le plus confondant au fil de cette vision.
Une péroraison inouïe de prodigalité sans bornes nous emmène aux confins de l’extase
L’enchaînement immédiat – Mahler indique « Folgt sogleich » [suit immédiatement] – se voit respecté à la lettre dans une attaque fulgurante au possible, où le maestro lâche la bride, donnant avec euphorie dans la démesure tranchante. L’on sait combien ce mouvement ultime « Stürmisch, bewegt » [Tempétueux, agité] demeure le plus compliqué à réussir sur la durée, surtout à cause de la dernière phase de retombée ou plus d’une baguette prestigieuse n’évite pas l’enlisement. Foin d’inquiétude ce soir, où non seulement tous les pupitres étincellent, irréprochables, somptueux, mais, en outre, préservent des ressources insoupçonnées en puissance. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ils rejoignent presque, dans le feu de l’action, l’éclat naturel des Wiener Philharmoniker. Pardon d’insister sur ce point mais le compliment n’est pas mince !
Analysant avec acuité, dans le prolongement d’un Giuseppe Sinopoli mais avec une plus évidente spontanéité, Szeps-Znaider ne lasse pas de nous surprendre positivement, amenant une réexposition magistrale avant une péroraison inouïe de prodigalité sans bornes (avec tous les cors debout, comme de juste) qui, en 18’40’’ [soit, 50’ pile au total], nous emmène aux confins de l’extase, voire de l’hallucination phonique, laissant l’auditoire en état de choc !
Trois points à méditer en guise de conclusion. D’abord, concernant son rapport précis avec Mahler, l’actuel Directeur musical de l’ONL rattrape très largement, ce jour, son inégale prestation dans la 3ème Symphonie en ré mineur du printemps 2023. Mieux : sa présente réussite s’inscrit en lettres d’or, surpassant celle – a priori moins évidente – de sa 9ème de mars dernier. Ensuite, à titre personnel, dans la mesure où pour “Titan” notre audition antérieure remonte à juin 2022 avec les Münchner Philharmoniker dirigés par Klaus Mäkelä à l’Isarphilharmonie, nous attestons que Nikolaj Szeps-Znaider se hisse, en l’espèce, au niveau des plus grands parmi ses contemporains. Enfin, si nous mettons hors-jeu la 8ème Symphonie “des Mille”, monstre présentement inenvisageable en raison des contingences budgétaires2, il nous semble désormais mûr pour aborder l’épineuse 7ème “Chant de la nuit”, laquelle ne connut, jusqu’à présent, que trois exécutions à Lyon, dont, hélas, aucune ne fut mémorable.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
5 Juin 2024
1 Rappel : bien que Mahler s’en défendit, l’œuvre s’inspire librement du roman Titan, conçu entre 1800 et 1803 par l’écrivain Jean Paul Richter (né à Wunsiedel en 1763, mort à Bayreuth en 1825), plus connu sous son nom de plume : Jean Paul, qui figurait parmi ses auteurs littéraires préférés.
2 Sauf si… l’on envisage une jauge plus élevée de spectateurs… pourquoi pas au Théâtre antique de Fourvière ?
