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Auditorium Maurice Ravel – Orchestre National de Lyon 28 Mars 2025 : “Reflets du Nord” : le feu sous la glace !

Auditorium Maurice Ravel – Orchestre National de Lyon 28 Mars 2025 : “Reflets du Nord” : le feu sous la glace !

vendredi 28 mars 2025

©Manon Goineau

La saison passée, Tabita Berglund avait enthousiasmé ici-même le public dans un programme centré sur une sélection des pages conçues par Edvard Grieg pour le Peer Gynt d’Ibsen. Alors en tournée de conférences hors Rhône-Alpes, nous manquâmes malencontreusement cette révélation. Voilà pourquoi nous avons veillé cette année à ne pas rater ce nouveau rendez-vous avec une artiste norvégienne en pleine ascension, qui multiplie les engagements de par le monde, appréciée des orchestres pour ses vastes connaissances autant que sa rigueur. Ajoutons combien l’audace d’une affiche, complètement hors des sentiers battus, suscite d’autant plus notre curiosité que, toutes les œuvres entendues au fil du concert correspondent – sauf erreur – à une première audition locale. Fort heureusement, les mélomanes audacieux font le déplacement, donnant tort aux esprits frileux qui ont ce soir déserté les lieux.

Une conception globale stupéfiante, à la fois synthétique et analytique

Kaija Saariaho nous a quittés en 2023. Trente années durant, son étoile aura suivi une pente constamment ascendante, au point qu’elle devint la compositrice vivante la plus jouée de son pays, hors de la Finlande elle-même. Ce fut au point de se voir qualifiée d’omniprésente voire « envahissante » par ses détracteurs. Or, dans sa patrie, elle n’éclipsa jamais Aulis Sallinen ou Magnus Lindberg, qui conservaient une aura au moins équivalente. Influencée par la musique spectrale, Saariaho offrit au chef Esa-Pekka Salonen Lumière & pesanteur, courte pièce créée en 2009, constituant un caractéristique échantillon d’un art particulier, aisément identifiable. Magie d’associations timbriques audacieuses, sonorités irréelles, planantes… tout hypnotise et apaise, dans une interprétation fine, limpide, attentive à la subtilité d’effets miroitants ensorceleurs.

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©Manon Goineau

On ne soulignera jamais assez combien certains répertoires européens demeurent toujours une forêt vierge pour nos concerts actuels. Si plus d’un compositeur britannique manque encore à l’appel dans nos saisons, les lacunes s’avèrent tout aussi criantes pour les nations d’Europe de l’Est et du Septentrion. Côté Finlandais, Sibelius sauve commodément la mise. En revanche, côté Scandinavie, beaucoup reste à faire. Ainsi, pour le Danemark, seul Carl Nielsen a droit à de parcimonieuses apparitions tandis que les suédois brillent par leur absence, Franz Berwald en tête1. Quant à la Norvège, il va sans dire que, si l’on exceptait Grieg, sa situation resterait à peine meilleure. Or, avant un XXème siècle fécond, le romantisme tardif consacra l’éclosion d’Ole Bull, Halfdan Kjerulf, Ole Olsen et, surtout, Johan Svendsen qui mériteraient une plus large diffusion. Confessons, à notre grand honte, n’avoir, jusqu’à présent, pas exploré l’appréciable catalogue laissé par le plus tardif Ludvig Irgens-Jensen (1894-1969), actif parallèlement à Christian August Sinding (1856-1941), pour une substantielle partie de sa carrière. Partition essentiellement tonale mais reflet d’une attirance assumée vers une polyphonie exacerbée, sa Passacaglia, conçue en 1927, lui assure un droit à la postérité. Nous comprenons mieux, en la voyant exécutée, pourquoi elle conserve une place dans le cœur des mélomanes norvégiens. Très structurée, d’une richesse d’étoffe profuse, elle permet à tout chef clairvoyant un colossal investissement. Pour ce qui s’appelle implication, Tabita Berglund fascine. Outre une énergie focalisée prodigieuse, elle dévoile une conception globale stupéfiante, à la fois synthétique et analytique (une attention au moindre détail, par le soutien gestuel ou oculaire pour chaque intervention – groupe ou solo – une fermeté du geste impérieux tout autant qu’une capacité à caresser sa phalange dans les sections douces ou chambristes). Jusqu’au grand orgue, tous les pupitres accèdent à un franc relief. Une force hyper contrôlée s’exhale, tout en conservant une maîtrise accomplie en matière de nuances, soit un notable labeur, augurant bien pour la suite.

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©Manon Goineau

Fait rare, les quatre vertus essentielles sont réunies ce soir

Alors que Tchaïkovski dût attendre 2016 pour que ce but soit enfin atteint2, Lyon n’a pas encore entendu l’intégrale des symphonies achevées par Sibelius. Quand son Concerto pour violon en ré mineur Opus 47 nous revient périodiquement (rarement plus d’un lustre s’écoule entre deux exécutions) ses partitions rattachées au secteur du poème symphonique bénéficient moins d’une attention persévérante des programmateurs. Véritable tétralogie instrumentale, la Suite Lemminkäinen Opus 22 brosse un tableau condensé des aventures d’un versatile héros éponyme du Kalevala3. Nous assistons donc à sa première locale, 129 ans après sa création mondiale… ! Car, de ce cycle, nous conservons le seul vague souvenir du Cygne de Tuonela, donné céans, en bis, par un orchestre invité dans les années 1990 (mais impossible d’obtenir une référence précise, puisque non imprimée). Souvent brutales ou cruelles, les légendes du Kalevala n’attirent guère les lecteurs sous nos latitudes. La parure dont les a doté Sibelius permet néanmoins une approche apte à aiguiser la réflexion des européens méridionaux.

Le cycle voué au personnage de Lemminkäinen exige deux vertus essentielles d’un orchestre : l’endurance et la compréhension du contexte ; autant que deux autres d’un chef : le sens narratif, allié à une conviction pérenne. Fait rare, les quatre atouts sont réunis ce soir.

Dans Lemminkäinen & les jeunes filles de l’île, Tabita Berglund inocule sa certitude à ses troupes. La franchise des attaques fleure bon la cohésion propre aux grands soirs. L’élément “folklorisant” – pour l’appeler ainsi, à défaut d’un terme mieux approprié – n’est pas tenu en lisière mais s’inscrit dans le flux naturel d’un discours intensément soutenu. L’éloquence du geste chez Berglund force l’admiration à l’égal d’une décomposition des temps quasi millimétrée. Loin d’une tentation aride ou vers la minéralité souvent entendue, elle narre une histoire colorée, centrée sur un protagoniste aux multiples facettes, et avec quel panache !

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Éloi Huscenot ©Manon Goineau

Forcément attendu au tournant, Le Cygne de Tuonela perd opportunément son caractère type morceau pittoresque. L’on sent poindre ici l’inquiétude, agrégée à une magie vénéneuse, avec des cordes entre angoisse et mystère, une grosse caisse retenue instaurant d’entrée le climat approprié. Quant au célèbre solo de cor anglais se déployant sur des archets au frémissement idéal, l’on rend hommage à Éloi Huscenot d’en restituer toute la déréliction, sans le muer en mini-concerto. La petite harmonie, les cors et la harpe accèdent entretemps à une progression enveloppante, qui constitue la clef des interprétations fuyant, à raison, l’anecdotique.

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©Manon Goineau

Chapitre le plus ardu à réussir, Lemminkäinen à Tuonela demande avant tout d’architecturer sur la durée. Un constat s’impose : à scruter les visages pour chaque pupitre, la concentration n’a rien d’une routine. Les cinq secteurs des cordes en attestent autant que des trombones glaçants. Le terrible d’un récit où la mère du héros reconstitue le corps démembré de son fils provoque ici l’effroi sonore désiré par l’auteur dans sa vision phonique du mythe. L’on ne se lasse pas d’examiner la direction d’acier trempé livrée par une silhouette gracile, souple comme une liane. Car il faut voir Berglund, toujours imperturbable, dans le Largo assai ppp, dès le jeu bourdonnant sul ponticello des cordes, puis, déclenchant une démonstration de puissance étonnante chez les violoncelles, jusqu’aux pizzicatos incisifs des dernières mesures.

La partie gagnée, reste à parachever l’édification du monument. Pour le conclusif Retour de Lemminkäinen, notre maestra tient ferme la barre à la crête des vagues, tout son corps s’impliquant dans la démultiplication des exigences rythmiques. Un inouï état de transe encadrée s’érige en évidence dans une conclusion dionysiaque, incandescente, dispensant les plus vifs coloris avec une générosité fabuleuse. Le feu sous la glace… quel tempérament ! Tous parés pour affronter Kullervo ? Voilà un défi qui serait à la hauteur de nos protagonistes !

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN

1 Quand entendrons-nous enfin sur le vif, en France, une symphonie parmi les quatre, toutes tellement originales, qu’il nous a laissées ?

2 Avec l’audition en intégralité des symphonies du compositeur russe, incluant – enfin ! – la N°3 en Ré Majeur Opus 29 “Polonaise”.

3 Épopée appartenant aux mythologies finlandaises de tradition orale, transcrite par l’écrivain et folkloriste Elias Lönnrot au XIXème siècle.

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